Littérature française
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Pierre Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses

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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:41

LETTRE CXLVI

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU CHEVALIER DANCENY

Enfin, je pars, mon jeune ami, et demain au soir, je serai de retour а Paris. Au milieu de tous les embarras qu'entraоne un déplacement, je ne recevrai personne. Cependant, si vous avez quelque confidence bien pressée а me faire, je veux bien vous excepter de la règle générale; mais je n'excepterai que vous: ainsi, je vous demande le secret sur mon arrivée. Valmont même n'en sera pas instruit.

Qui m'aurait dit, il y a quelque temps, que bientôt vous auriez ma confiance exclusive, je ne l'aurais pas cru. Mais la vôtre a entraоné la mienne. Je serais tentée de croire que vous y avez mis de l'adresse, peut-être même de la séduction. Cela serait bien mal au moins! Au reste, elle ne serait pas dangereuse а présent; vous avez vraiment bien autre chose а faire! Quand l'Héroïne est en scène on ne s'occupe guère de la Confidente.

Aussi n'avez-vous seulement pas eu le temps de me faire part de vos nouveaux succès. Quand votre Cécile était absente, les jours n'étaient pas assez longs pour écouter vos tendres plaintes. Vous les auriez faites aux échos, si je n'avais pas été lа pour les entendre. Quand depuis elle a été malade, vous m'avez même encore honorée du récit de vos inquiétudes; vous aviez besoin de quelqu'un а qui les dire. Mais а présent que celle que vous aimez est а Paris, qu'elle se porte bien, et surtout que vous la voyez quelquefois, elle suffit а tout, et vos amis ne vous sont plus rien.

Je ne vous en blâme pas; c'est la faute de vos vingt ans. Depuis Alcibiade jusqu'а vous, ne sait-on pas que les jeunes gens n'ont jamais connu l'amitié que dans leurs chagrins? Le bonheur les rend quelquefois indiscrets, mais jamais confiants. Je dirai bien comme Socrate: J'aime que mes amis viennent а moi quand ils sont malheureux [Marmontel, Conte moral d'Alcibiade] ; mais en sa qualité de Philosophe, il se passait bien d'eux quand ils ne venaient pas. En cela, je ne suis pas tout а fait si sage que lui, et j'ai senti votre silence avec toute la faiblesse d'une femme.

N'allez pourtant pas me croire exigeante: il s'en faut bien que je le sois! Le même sentiment qui me fait remarquer ces privations me les fait supporter avec courage, quand elles sont la preuve ou la cause du bonheur de mes amis. Je ne compte donc sur vous pour demain au soir, qu'autant que l'amour vous laissera libre et désoccupé, et je vous défends de me faire le moindre sacrifice.

Adieu, Chevalier; je me fais une vraie fête de vous revoir: viendrez-vous?

Du Château de ..., ce 29 novembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:41

LETTRE CXLVII

MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

Vous serez sûrement aussi affligée que je le suis, ma digne amie, en apprenant l'état où se trouve Madame de Tourvel; elle est malade depuis hier: sa maladie a pris si vivement, et se montre avec des symptômes si graves, que j'en suis vraiment alarmée.

Une fièvre ardente, un transport violent et presque continuel, une soif qu'on ne peut apaiser, voilа tout ce qu'on remarque. Les Médecins disent ne pouvoir rien pronostiquer encore; et le traitement sera d'autant plus difficile que la malade refuse avec obstination toute espèce de remèdes: c'est au point qu'il a fallu la tenir de force pour la saigner; et il a fallu depuis en user de même deux autres fois pour lui remettre sa bande, que dans son transport elle veut toujours arracher.

Vous qui l'avez vue, comme moi, si peu forte, si timide et si douce, concevez- vous donc que quatre personnes puissent а peine la contenir, et que pour peu qu'on veuille lui représenter quelque chose, elle entre dans des fureurs inexprimables? Pour moi, je crains qu'il n'y ait plus que du délire, et que ce ne soit une vraie aliénation d'esprit.

Ce qui augmente ma crainte а ce sujet, c'est ce qui s'est passé avant hier.

Ce jour-lа, elle arriva vers les onze heures du matin, avec sa Femme de chambre, au Couvent de ... Comme elle a été élevée dans cette Maison, et qu'elle a conservé l'habitude d'y entrer quelquefois, elle y fut reçue comme а l'ordinaire, et elle parut а tout le monde tranquille et bien portante. Environ deux heures après, elle s'informa si la chambre qu'elle occupait, étant Pensionnaire, était vacante, et sur ce qu'on lui répondit qu'oui, elle demanda d'aller la revoir; la Prieure l'y accompagna avec quelques autres Religieuses. Ce fut alors qu'elle déclara qu'elle revenait s'établir dans cette chambre, que, disait-elle, elle n'aurait jamais dû quitter; et qu'elle ajouta qu'elle n'en sortirait qu'а la mort : ce fut son expression.

D'abord on ne sut que dire; mais le premier étonnement passé, on lui représenta que sa qualité de femme mariée ne permettait pas de la recevoir sans une permission particulière. Cette raison ni mille autres n'y firent rien; et dès ce moment, elle s'obstina, non seulement а ne pas sortir du Couvent, mais même de sa chambre. Enfin, de guerre lasse а sept heures du soir, on consentit qu'elle y passât la nuit. On renvoya sa voiture et ses gens, et on remit au lendemain а prendre un parti.

On assure que pendant toute la soirée, loin que son air ou son maintien eussent rien d'égaré, l'un et l'autre étaient composés et réfléchis; que seulement elle tomba quatre ou cinq fois dans une rêverie si profonde, qu'on ne parvenait pas а l'en tirer en lui parlant; et que, chaque fois, avant d'en sortir, elle portait les deux mains а son front qu'elle avait l'air de serrer avec force: sur quoi une des Religieuses qui étaient présentes lui ayant demandé si elle souffrait de la tête, elle la fixa longtemps avant de répondre, et lui dit enfin: " Ce n'est pas lа qu'est le mal! " Un moment après, elle demanda qu'on la laissât seule, et pria qu'а l'avenir on ne lui fоt plus de question.

Tout le monde se retira; hors sa Femme de chambre, qui devait heureusement coucher dans la même chambre qu'elle, faute d'autre place.

Suivant le rapport de cette fille, sa Maоtresse a été assez tranquille jusqu'а onze heures du soir. Elle a dit alors vouloir se coucher: mais, avant d'être entièrement déshabillée, elle se mit а marcher dans sa chambre, avec beaucoup d'action et de gestes fréquents. Julie, qui avait été témoin de ce qui s'était passé dans la journée, n'osa lui rien dire, et attendit en silence pendant près d'une heure. Enfin, Madame de Tourvel l'appela deux fois coup sur coup; elle n'eut que le temps d'accourir, et sa Maоtresse tomba dans ses bras, en disant: " Je n'en peux plus. " Elle se laissa conduire а son lit, et ne voulut rien prendre, ni qu'on allât chercher aucun secours. Elle se fit mettre seulement de l'eau auprès d'elle, et elle ordonna а Julie de se coucher.

Celle-ci assure être restée jusqu'а deux heures du matin sans dormir, et n'avoir entendu, pendant ce temps, ni mouvement ni plaintes. Mais elle dit avoir été réveillée а cinq heures par les discours de sa Maоtresse, qui parlait d'une voix forte et élevée; et qu'alors lui ayant demandé si elle n'avait besoin de rien, et n'obtenant point de réponse, elle prit de la lumière, et alla au lit de Madame de Tourvel, qui ne la reconnut point; mais qui, interrompant tout а coup les propos sans suite qu'elle tenait, s'écria vivement: " Qu'on me laisse seule, qu'on me laisse dans les ténèbres; ce sont les ténèbres qui me conviennent. " J'ai remarqué hier par moi-même que cette phrase lui revient souvent.

Enfin, Julie profita de cette espèce d'ordre pour sortir et aller chercher du monde et des secours: mais Madame de Tourvel a refusé l'un et l'autre, avec les fureurs et les transports qui sont revenus si souvent depuis.

L'embarras où cela a mis tout le Couvent a décidé la Prieure а m'envoyer chercher hier а sept heures du matin... Il ne faisait pas jour. Je suis accourue sur-le-champ. Quand on m'a annoncée а Madame de Tourvel, elle a paru reprendre sa connaissance, et a répondu: " Ah! oui, qu'elle entre. " Mais quand j'ai été près de son lit, elle m'a regardée fixement, a pris vivement ma main, qu'elle a serrée, et m'a dit d'une voix forte, mais sombre: " Je meurs pour ne vous avoir pas crue. " Aussitôt après, se cachant les yeux, elle est revenue а son discours le plus fréquent: " Qu'on me laisse seule, etc. " , et toute connaissance s'est perdue.

Ce propos qu'elle m'a tenu et quelques autres échappés dans son délire me font craindre que cette cruelle maladie n'ait une cause plus cruelle encore. Mais respectons les secrets de notre amie, et contentons-nous de plaindre son malheur.

Toute la journée d'hier a été également orageuse, et partagée entre des accès de transports effrayants et des moments d'un abattement léthargique, les seuls où elle prend et donne quelque repos. Je n'ai quitté le chevet de son lit qu'а neuf heures du soir, et je vais y retourner ce matin pour toute la journée. Sûrement je n'abandonnerai pas ma malheureuse amie: mais ce qui est désolant, c'est son obstination а refuser tous les soins et tous les secours.

Je vous envoie le bulletin de cette nuit que je viens de recevoir, et qui, comme vous le verrez, n'est rien moins que consolant. J'aurai soin de vous les faire passer tous exactement.

Adieu, ma digne amie, je vais retrouver la malade. Ma fille, qui heureusement est presque rétablie, vous présente son respect.

Paris, 29 novembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:41

LETTRE CXLVIII

LE CHEVALIER DANCENY A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Ô vous, que j'aime! ô toi, que j'adore! ô vous, qui avez commencé mon bonheur! ô toi, qui l'as comblé! Amie sensible, tendre Amante, pourquoi le souvenir de ta douleur vient-il troubler le charme que j'éprouve? Ah! madame, calmez-vous, c'est l'amitié qui vous le demande. Ô mon amie, sois heureuse, c'est la prière de l'amour.

Hé! quels reproches avez-vous donc а vous faire? croyez-moi, votre délicatesse vous abuse. Les regrets qu'elle vous cause, les torts dont elle m'accuse, sont également illusoires; et je sens dans mon cњur qu'il n'y a eu entre nous deux d'autre séducteur que l'amour. Ne crains donc plus de te livrer aux sentiments que tu inspires, de te laisser pénétrer de tous les feux que tu fais naоtre. Quoi! pour avoir été éclairés plus tard, nos cњurs en seraient-ils moins purs? non, sans doute. C'est au contraire la séduction, qui, n'agissant jamais que par projets, peut combiner sa marche et ses moyens, et prévoir au loin les événements. Mais l'amour véritable ne permet pas ainsi de méditer et de réfléchir: il nous distrait de nos pensées par nos sentiments; son empire n'est jamais plus fort que quand il est inconnu; et c'est dans l'ombre et le silence qu'il nous entoure de liens qu'il est également impossible d'apercevoir et de rompre.

C'est ainsi qu'hier même, malgré la vive émotion que me causait l'idée de votre retour, malgré le plaisir extrême que je sentis en vous voyant, je croyais pourtant n'être encore appelé ni conduit que par la paisible amitié: ou plutôt, entièrement livré aux doux sentiments de mon cњur, je m'occupais bien peu d'en démêler l'origine ou la cause. Ainsi que moi, ma tendre amie, tu éprouvais, sans le connaоtre, ce charme impérieux qui livrait nos âmes aux douces impressions de la tendresse: et tous deux nous n'avons reconnu l'Amour qu'en sortant de l'ivresse où ce Dieu nous avait plongés.

Mais cela même nous justifie au lieu de nous condamner. Non, tu n'as pas trahi l'amitié, et je n'ai pas davantage abusé de ta confiance. Tous deux, il est vrai, nous ignorions nos sentiments; mais cette illusion, nous l'éprouvions seulement sans chercher а la faire naоtre. Ah! loin de nous en plaindre, ne songeons qu'au bonheur qu'elle nous a procuré; et sans le troubler par d'injustes reproches, ne nous occupons qu'а l'augmenter encore par le charme de la confiance et de la sécurité. Ô mon amie! que cet espoir est cher а mon cњur! Oui, désormais délivrée de toute crainte, et tout entière а l'amour, tu partageras mes désirs, mes transports, le délire de mes sens, l'ivresse de mon âme; et chaque instant de nos jours fortunés sera marqué par une volupté nouvelle.

Adieu, toi que j'adore! Je te verrai ce soir, mais te trouverai-je seule? Je n'ose l'espérer. Ah! tu ne le désires pas autant que moi.

Paris, ce 1er décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:41

LETTRE CXLIX

MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

J'ai espéré hier, presque toute la journée, ma digne amie, pouvoir vous donner ce matin des nouvelles plus favorables de la santé de notre chère malade: mais depuis hier au soir cet espoir est détruit, et il ne me reste que le regret de l'avoir perdu. Un événement, bien indifférent en apparence, mais bien cruel par les suites qu'il a eues, a rendu l'état de la malade au moins aussi fâcheux qu'il était auparavant, si même il n'a pas empiré.

Je n'aurais rien compris а cette révolution subite, si je n'avais reçu hier l'entière confidence de notre malheureuse amie. Comme elle ne m'a pas laissé ignorer que vous étiez instruite aussi de toutes ses infortunes, je puis vous parler sans réserve sur sa triste situation.

Hier matin, quand je suis arrivée au Couvent, on me dit que la malade dormait depuis plus de trois heures; et son sommeil était si profond et si tranquille que j'eus peur un moment qu'il ne fût léthargique. Quelque temps après elle se réveilla, et ouvrit elle-même les rideaux de son lit. Elle nous regarda tous avec l'air de la surprise; et comme je me levais pour aller а elle, elle me reconnut, me nomma, et me pria d'approcher. Elle ne me laissa le temps de lui faire aucune question, et me demanda où elle était, ce que nous faisions lа, si elle était malade, et pourquoi elle n'était pas chez elle? Je crus d'abord que c'était un nouveau délire, seulement plus tranquille que le précédent: mais je m'aperçus qu'elle entendait fort bien mes réponses. Elle avait en effet retrouvé sa tête mais non pas sa mémoire.

Elle me questionna, avec beaucoup de détail, sur tout ce qui lui était arrivé depuis qu'elle était au Couvent, où elle ne se souvenait pas d'être venue. Je lui répondis exactement, en supprimant seulement ce qui aurait pu la trop effrayer: et lorsque а mon tour je lui demandai comment elle se trouvait, elle me répondit qu'elle ne souffrait pas dans ce moment; mais qu'elle avait été bien tourmentée pendant son sommeil et qu'elle se sentait fatiguée. Je l'engageai а se tranquilliser et а parler peu; après quoi, je refermai en partie ses rideaux, que je laissai entrouverts, et je m'assis auprès de son lit. Dans le même temps, on lui proposa un bouillon qu'elle prit et qu'elle trouva bon.

Elle resta ainsi environ une demi-heure, durant laquelle elle ne parla que pour me remercier des soins que je lui avais donnés; et elle mit dans ses remerciements l'agrément et la grâce que vous lui connaissez. Ensuite elle garda pendant quelque temps un silence absolu, qu'elle ne rompit que pour dire: " Ah! oui, je me ressouviens d'être venue ici " , et un moment après elle s'écria douloureusement: " M on amie, mon amie, plaignez-moi; je retrouve tous mes malheurs. " Comme alors je m'avançai vers elle, elle saisit ma main, et s'y appuyant la tête: " Grand Dieu! continua-t-elle, ne puis-je donc mourir? " Son expression, plus encore que ses discours, m'attendrit jusqu'aux larmes; elle s'en aperçut а ma voix, et me dit: " Vous me plaignez! Ah! si vous connaissiez!... " Et puis s'interrompant: " Faites " qu'on nous laisse seules, et je vous dirai tout. "

Ainsi que je crois vous l'avoir marqué, j'avais déjа des soupçons sur ce qui devait faire le sujet de cette confidence; et craignant que cette conversation, que je prévoyais devoir être longue et triste, ne nuisоt peut-être а l'état de notre malheureuse amie, je m'y refusai d'abord, sous prétexte qu'elle avait besoin de repos: mais elle insista, et je me rendis а ses instances. Dès que nous fûmes seules, elle m'apprit tout ce que déjа vous avez su d'elle, et que par cette raison je ne vous répéterai point.

Enfin, en me parlant de la façon cruelle dont elle avait été sacrifiée, elle ajouta: " Je me croyais bien sûre d'en mourir, et j'en avais le courage; mais de survivre а mon malheur et а ma honte, c'est ce qui m'est impossible. " Je tentai de combattre ce découragement ou plutôt ce désespoir, avec les armes de la Religion, jusqu'alors si puissantes sur elle; mais je sentis bientôt que je n'avais pas assez de force pour ces fonctions augustes et je m'en tins а lui proposer d'appeler le Père Anselme, que je sais avoir toute sa confiance. Elle y consentit et parut même le désirer beaucoup. On l'envoya chercher en effet, et il vint sur-le-champ. Il resta fort longtemps avec la malade, et dit en sortant que si les Médecins en jugeaient comme lui, il croyait qu'on pouvait différer la cérémonie des Sacrements; qu'il reviendrait le lendemain.

Il était environ trois heures après midi, et jusqu'а cinq, notre amie fut assez tranquille: en sorte que nous avions tous repris de l'espoir. Par malheur, on apporta alors une Lettre pour elle. Quand on voulut la lui remettre, elle répondit d'abord n'en vouloir recevoir aucune et personne n'insista. Mais de ce moment, elle parut plus agitée. Bientôt après, elle demanda d'où venait cette Lettre? elle n'était pas timbrée: qui l'avait apportée? on l'ignorait: de quelle part on l'avait remise? on ne l'avait pas dit aux Tourières. Ensuite elle garda quelque temps le silence; après quoi, elle recommença а parler, mais ses propos sans suite nous apprirent seulement que le délire était revenu.

Cependant il y eut encore un intervalle tranquille, jusqu'а ce qu'enfin elle demanda qu'on lui remоt la Lettre qu'on avait apportée pour elle. Dès qu'elle eut jeté les yeux dessus, elle s'écria: " De lui! grand Dieu! " et puis d'une voix forte mais oppressée: " Reprenez-la, reprenez-la. " Elle fit sur-le-champ fermer les rideaux de son lit, et défendit que personne approchât: mais presque aussitôt nous fûmes bien obligés de revenir auprès d'elle. Le transport avait repris plus violent que jamais, et il s'y était joint des convulsions vraiment effrayantes. Ces accidents n'ont plus cessé de la soirée; et le bulletin de ce matin m'apprend que la nuit n'a pas été moins orageuse. Enfin, son état est tel que je m'étonne qu'elle n'y ait pas déjа succombé, et je ne vous cache point qu'il ne me reste que bien peu d'espoir.

Je suppose que cette malheureuse Lettre est de M. de Valmont; mais que peut-il encore oser lui dire? Pardon, ma chère amie, je m'interdis toute réflexion: mais il est bien cruel de voir périr si malheureusement une femme, jusqu'alors si heureuse et si digne de l'être.

Paris, ce 2 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:42

LETTRE CL

LE CHEVALIER DANCENY A LA MARQUISE DE MERTEUIL

En attendant le bonheur de te voir, je me livre, ma tendre amie, au plaisir de t'écrire; et c'est en m'occupant de toi, que je charme le regret d'en être éloigné. Te tracer mes sentiments, me rappeler les tiens est pour mon cњur une vraie jouissance; et c'est par elle que le temps même des privations m'offre encore mille biens précieux а mon amour. Cependant, s'il faut t'en croire, je n'obtiendrai point de réponse de toi: cette Lettre même sera la dernière; et nous nous priverons d'un commerce qui, selon toi, est dangereux, et dont nous n'avons pas besoin . Sûrement je t'en croirai, si tu persistes: car que peux-tu vouloir, que par cette raison même je ne le veuille aussi? Mais avant de te décider entièrement, ne permettras-tu pas que nous en causions ensemble?

Sur l'article des dangers, tu dois juger seule: je ne puis rien calculer, et je m'en tiens а te prier de veiller а ta sûreté, car je ne puis être tranquille quand tu seras inquiète. Pour cet objet, ce n'est pas nous deux qui ne sommes qu'un, c'est toi qui es nous deux.

Il n'en est pas de même sur le besoin ; ici nous ne pouvons avoir qu'une même pensée; et si nous différons d'avis, ce ne peut être que faute de nous expliquer ou de nous entendre. Voici donc ce que je crois sentir.

Sans doute, une Lettre paraоt bien peu nécessaire, quand on peut se voir librement. Que dirait-elle, qu'un mot, un regard, ou même le silence, n'exprimassent cent fois mieux encore? Cela me paraоt si vrai que, dans le moment où tu me parlas de ne plus nous écrire, cette idée glissa facilement sur mon âme; elle la gêna peut-être, mais ne l'affecta point. Tel а peu près, quand voulant donner un baiser sur ton cњur, je rencontre un ruban ou une gaze, je l'écarte seulement, et n'ai cependant pas le sentiment d'un obstacle.

Mais depuis, nous nous sommes séparés; et dès que tu n'as plus été lа, cette idée de Lettre est revenue me tourmenter. Pourquoi, me suis-je dit, cette privation de plus? Quoi! pour être éloignés, n'a-t-on plus rien а se dire? Je suppose que, favorisés par les circonstances, on passe ensemble une journée entière; faudra-t-il prendre le temps de causer sur celui de jouir? Oui, de jouir, ma tendre amie; car auprès de toi, les moments même du repos fournissent encore une jouissance délicieuse. Enfin, quel que soit le temps, on finit par se séparer, et puis, on est si seul! C'est alors qu'une Lettre est si précieuse; si on ne la lit pas, du moins on la regarde... Ah! sans doute, on peut regarder une Lettre sans la lire, comme il me semble que la nuit j'aurais encore quelque plaisir а toucher ton portrait...

Ton portrait, ai-je dit? Mais une Lettre est le portrait de l'âme. Elle n'a pas, comme une froide image, cette stagnance si éloignée de l'amour; elle se prête а tous nos mouvements: tour а tour elle s'anime, elle jouit, elle se repose... Tes sentiments me sont tous si précieux! me priveras-tu d'un moyen de les recueillir?

Es-tu donc sûre que le besoin de m'écrire ne te tourmentera jamais? Si dans la solitude, ton cњur se dilate ou s'oppresse, si un mouvement de joie passe jusqu'а ton âme, si une tristesse involontaire vient la troubler un moment; ce ne sera donc pas dans le sein de ton ami que tu répandras ton bonheur ou ta peine? tu auras donc un sentiment qu'il ne partagera pas? tu le laisseras donc, rêveur et solitaire, s'égarer loin de toi? Mon amie... ma tendre amie! Mais c'est а toi qu'il appartient de prononcer. J'ai voulu discuter seulement, et non pas te séduire; je ne t'ai dit que des raisons, j'ose croire que j'eusse été plus fort par des prières. Je tâcherai donc, si tu persistes, de ne pas m'affliger; je ferai mes efforts pour me dire ce que tu m'aurais écrit, mais tiens, tu le dirais mieux que moi; et j'aurais surtout plus de plaisir а l'entendre.

Adieu, ma charmante amie; l'heure approche enfin où je pourrai te voir: je te quitte bien vite, pour t'aller retrouver plus tôt.

Paris, ce 3 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:42

LETTRE CLI

LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Sans doute, Marquise, que vous ne me croyez pas assez peu d'usage pour penser que j'aie pu prendre le change sur le tête-а-tête où je vous ai trouvée ce soir, et sur l'étonnant hasard qui avait conduit Danceny chez vous! Ce n'est pas que votre physionomie exercée n'ait su prendre а merveille l'expression du calme et de la sérénité, ni que vous vous soyez trahie par aucune de ces phrases qui quelquefois échappent au trouble ou au repentir. Je conviens même encore que vos regards dociles vous ont parfaitement servie; et que s'ils avaient su se faire croire aussi bien que se faire entendre, loin que j'eusse pris ou conservé le moindre soupçon, je n'aurais pas douté un moment du chagrin extrême que vous causait ce tiers importun . Mais, pour ne pas déployer en vain d'aussi grands talents, pour en obtenir le succès que vous vous en promettiez, pour produire enfin l'illusion que vous cherchiez а faire naоtre, il fallait donc auparavant former votre Amant novice avec plus de soin.

Puisque vous commencez а faire des éducations, apprenez а vos élèves а ne pas rougir et se déconcerter а la moindre plaisanterie: а ne pas nier si vivement, pour une seule femme, les mêmes choses dont ils se défendent avec tant de mollesse pour toutes les autres. Apprenez-leur encore а savoir entendre l'éloge de leur Maоtresse, sans se croire obligés d'en faire les honneurs; et si vous leur permettez de vous regarder dans le cercle, qu'ils sachent au moins auparavant déguiser ce regard de possession si facile а reconnaоtre, et qu'ils confondent si maladroitement avec celui de l'amour. Alors vous pourrez les faire paraоtre dans vos exercices publics, sans que leur conduite fasse tort а leur sage institutrice et moi-même, trop heureux de concourir а votre célébrité, je vous promets de faire et de publier les programmes de ce nouveau collège.

Mais jusque-lа je m'étonne, je l'avoue, que ce soit moi que vous ayez entrepris de traiter comme un écolier. Oh! qu'avec toute autre femme je serais bientôt vengé! que je m'en ferais de plaisir! et qu'il surpasserait aisément celui qu'elle aurait cru me faire perdre! Oui, c'est bien pour vous seule que je peux préférer la réparation а la vengeance; et ne croyez pas que je sois retenu par le moindre doute, par la moindre incertitude; je sais tout.

Vous êtes а Paris depuis quatre jours; et chaque jour vous avez vu Danceny, et vous n'avez vu que lui seul. Aujourd'hui même votre porte était encore fermée; et il n'a manqué а votre Suisse, pour m'empêcher d'arriver jusqu'а vous, qu'une assurance égale а la vôtre. Cependant je ne devais pas douter, me mandiez-vous, d'être le premier informé de votre arrivée; de cette arrivée dont vous ne pouviez pas encore me dire le jour, tandis que vous m'écriviez la veille de votre départ. Nierez-vous ces faits, ou tenterez-vous de vous en excuser? L'un et l'autre sont également impossibles; et pourtant je me contiens encore! Reconnaissez lа votre empire; mais croyez-moi, contente de l'avoir éprouvé, n'en abusez pas plus longtemps. Nous nous connaissons tous deux, Marquise; ce mot doit vous suffire.

Vous sortez demain toute la journée, m'avez-vous dit? A la bonne heure, si vous sortez en effet; et vous jugez que je le saurai. Mais enfin, vous rentrerez le soir; et pour notre difficile réconciliation nous n'aurons pas trop de temps jusqu'au lendemain. Faites-moi donc savoir si ce sera chez vous, ou lа-bas que se feront nos expiations nombreuses et réciproques. Surtout, plus de Danceny. Votre mauvaise tête s'était remplie de son idée; et je peux n'être pas jaloux de ce délire de votre imagination: mais songez que, de ce moment, ce qui n'était qu'une fantaisie deviendrait une préférence marquée. Je ne me crois pas fait pour cette humiliation, et je ne m'attends pas а la recevoir de vous.

J'espère même que ce sacrifice ne vous en paraоtra pas un. Mais quand il vous coûterait quelque chose, il me semble que je vous ai donné un assez bel exemple! qu'une femme sensible et belle, qui n'existait que pour moi, qui dans ce moment même meurt peut-être d'amour et de regret, peut bien valoir un jeune écolier, qui, si vous voulez, ne manque ni de figure ni d'esprit, mais qui n'a encore ni usage ni consistance.

Adieu, Marquise; je ne vous dis rien de mes sentiments pour vous. Tout ce que je puis faire en ce moment, c'est de ne pas scruter mon cњur. J'attends votre réponse. Songez en la faisant, songez bien que plus il vous est facile de me faire oublier l'offense que vous m'avez faite, plus un refus de votre part, un simple délai, la graverait dans mon cњur en traits ineffaçables.

Paris, ce 3 décembre 17, au soir.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:43

LETTRE CLII

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Prenez donc garde, Vicomte, et ménagez davantage mon extrême timidité! Comment voulez-vous que je supporte l'idée accablante d'encourir votre indignation, et surtout que je ne succombe pas а la crainte de votre vengeance? d'autant que, comme vous savez, si vous me faisiez une noirceur, il me serait impossible de vous la rendre. J'aurais beau parler, votre existence n'en serait ni moins brillante ni moins paisible. Au fait, qu'auriez-vous а redouter? d'être obligé de partir, si on vous en laissait le temps. Mais ne vit-on pas chez l'Étranger comme ici? et а tout prendre, pourvu que la Cour de France vous laissât tranquille а celle où vous vous fixeriez, ce ne serait pour vous que changer le lieu de vos triomphes. Après avoir tenté de vous rendre votre sang-froid par ces considérations morales, revenons а nos affaires.

Savez-vous, Vicomte, pourquoi je ne me suis jamais remariée? ce n'est assurément pas faute d'avoir trouvé assez de partis avantageux; c'est uniquement pour que personne n'ait le droit de trouver а redire а mes actions. Ce n'est même pas que j'aie craint de ne pouvoir plus faire mes volontés, car j'aurais bien toujours fini par lа; mais c'est qu'il m'aurait gênée que quelqu'un eût eu seulement le droit de s'en plaindre; c'est qu'enfin je ne voulais tromper que pour mon plaisir, et non par nécessité. Et voilа que vous m'écrivez la Lettre la plus maritale qu'il soit possible de voir! Vous ne m'y parlez que de torts de mon côté, et de grâces du vôtre! Mais comment donc peut-on manquer а celui а qui on ne doit rien? je ne saurais le concevoir!

Voyons; de quoi s'agit-il tant? Vous avez trouvé Danceny chez moi, et cela vous a déplu? а la bonne heure: mais qu'avez-vous pu en conclure? ou que c'était l'effet du hasard, comme je vous le disais, ou celui de ma volonté, comme je ne vous le disais pas. Dans le premier cas, votre Lettre est injuste; dans le second, elle est ridicule: c'était bien la peine d'écrire! Mais vous êtes jaloux, et la jalousie ne raisonne pas. Hé bien! je vais raisonner pour vous.

Ou vous avez un rival, ou vous n'en avez pas. Si vous en avez un, il faut plaire pour lui être préféré; si vous n'en avez pas, il faut encore plaire pour éviter d'en avoir. Dans tous les cas, c'est la même conduite а tenir: ainsi, pourquoi vous tourmenter? pourquoi, surtout, me tourmenter moi-même? Ne savez- vous donc plus être le plus aimable? et n'êtes-vous plus sûr de vos succès? Allons donc, Vicomte, vous vous faites tort. Mais, ce n'est pas cela; c'est qu'а vos yeux, je ne vaux pas que vous vous donniez tant de peine. Vous désirez moins mes bontés que vous ne voulez abuser de votre empire. Allez, vous êtes un ingrat. Voilа bien, je crois, du sentiment! et pour peu que je continuasse, cette Lettre pourrait devenir fort tendre; mais vous ne le méritez pas.

Vous ne méritez pas davantage que je me justifie. Pour vous punir de vos soupçons, vous les garderez: ainsi, sur l'époque de mon retour, comme sur les visites de Danceny, je ne vous dirai rien. Vous vous êtes donné bien de la peine pour vous en instruire, n'est-il pas vrai? Hé bien! en êtes-vous plus avancé? Je souhaite que vous y ayez trouvé beaucoup de plaisir; quant а moi, cela n'a pas nui au mien.

Tout ce que je peux donc répondre а votre menaçante Lettre, c'est qu'elle n'a eu ni le don de me plaire, ni le pouvoir de m'intimider; et que pour le moment je suis on ne peut pas moins disposée а vous accorder vos demandes.

Au vrai, vous accepter tel que vous vous montrez aujourd'hui, ce serait vous faire une infidélité réelle. Ce ne serait pas lа renouer avec mon ancien Amant; ce serait en prendre un nouveau, et qui ne vaut pas l'autre а beaucoup près. Je n'ai pas assez oublié le premier pour m'y tromper ainsi. Le Valmont que j'aimais était charmant. Je veux bien convenir même que je n'ai pas rencontré d'homme plus aimable. Ah! je vous en prie, Vicomte, si vous le retrouvez, amenez-le-moi; celui-lа sera toujours bien reçu.

Prévenez-le cependant que, dans aucun cas, ce ne serait ni pour aujourd'hui ni pour demain. Son Menechme lui a fait un peu tort; et en me pressant trop, je craindrais de m'y tromper; ou bien, peut-être ai-je donné parole а Danceny pour ces deux jours-lа? Et votre Lettre m'a appris que vous ne plaisantiez pas, quand on manquait а sa parole. Vous voyez donc qu'il faut attendre.

Mais que vous importe? vous vous vengerez toujours bien de votre rival. Il ne fera pas pis а votre Maоtresse que vous ferez а la sienne, et après tout, une femme n'en vaut-elle pas une autre? ce sont vos principes. Celle même qui serait tendre et sensible, qui n'existerait que pour vous et qui mourrait enfin d'amour et de regret , n'en serait pas moins sacrifiée а la première fantaisie, а la crainte d'être plaisanté un moment; et vous voulez qu'on se gêne? Ah! cela n'est pas juste.

Adieu, Vicomte; redevenez donc aimable. Tenez, je ne demande pas mieux que de vous trouver charmant; et dès que j'en serai sûre, je m'engage а vous le prouver. En vérité, je suis trop bonne.

Paris, ce 4 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:43

LETTRE CLIII

LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Je réponds sur-le-champ а votre Lettre, et je tâcherai d'être clair; ce qui n'est pas facile avec vous, quand une fois vous avez pris le parti de ne pas entendre.

De longs discours n'étaient pas nécessaires pour établir que chacun de nous ayant en main tout ce qu'il faut pour perdre l'autre, nous avons un égal intérêt а nous ménager mutuellement: aussi, ce n'est pas de cela dont il s'agit. Mais encore entre le parti violent de se perdre, et celui, sans doute meilleur, de rester unis comme nous l'avons été, de le devenir davantage encore en reprenant notre première liaison, entre ces deux partis, dis-je, il y en a mille autres а prendre. Il n'était donc pas ridicule de vous dire, et il ne l'est pas de vous répéter que, de ce jour même, je serai ou votre Amant ou votre ennemi.

Je sens а merveille que ce choix vous gêne; qu'il vous conviendrait mieux de tergiverser; et je n'ignore pas que vous n'avez jamais aimé а être placée ainsi entre le oui et le non: mais vous devez sentir aussi que je ne puis vous laisser sortir de ce cercle étroit sans risquer d'être joué; et vous avez dû prévoir que je ne le souffrirais pas. C'est maintenant а vous а décider: je peux vous laisser le choix mais non pas rester dans l'incertitude.

Je vous préviens seulement que vous ne m'abuserez pas par vos raisonnements, bons ou mauvais; que vous ne me séduirez pas davantage par quelques cajoleries dont vous chercheriez а parer vos refus, et qu'enfin, le moment de la franchise est arrivé. Je ne demande pas mieux que de vous donner l'exemple; et je vous déclare avec plaisir que je préfère la paix et l'union: mais s'il faut rompre l'une ou l'autre, je crois en avoir le droit et les moyens.

J'ajoute donc que le moindre obstacle mis de votre part sera pris de la mienne pour une véritable déclaration de guerre: vous voyez que la réponse que je vous demande n'exige ni longues ni belles phrases. Deux mots suffisent.

Paris, ce 4 décembre 17.

REPONSE DE LA MARQUISE DE MERTEUIL ECRITE AU BAS DE LA MEME LETTRE.

Hé bien! la guerre.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:43

LETTRE CLIV

MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

Les bulletins vous instruisent mieux que je ne pourrais le faire, ma chère amie, du fâcheux état de notre malade. Tout entière aux soins que je lui donne, je ne prends sur eux le temps de vous écrire qu'autant qu'il y a d'autres événements que ceux de la maladie. En voici un, auquel certainement je ne m'attendais pas. C'est une Lettre que j'ai reçue de M. de Valmont, а qui il a plu de me choisir pour sa confidente, et même pour sa médiatrice auprès de Madame de Tourvel, pour qui il avait aussi joint une Lettre а la mienne. J'ai renvoyé l'une en répondant а l'autre. Je vous fais passer cette dernière, et je crois que vous jugerez comme moi que je ne pouvais ni ne devais rien faire de ce qu'il me demande. Quand je l'aurais voulu, notre malheureuse amie n'aurait pas été en état de m'entendre. Son délire est continuel. Mais que direz-vous de ce désespoir de M. de Valmont? D'abord faut-il y croire, ou veut-il seulement tromper tout le monde, et jusqu'а la fin [C'est parce qu'on n'a rien trouvé dans la suite de cette Correspondance qui pût résoudre ce doute, qu'on a pris le parti de supprimer la Lettre de M. de Valmont]? Si pour cette fois il est sincère, il peut bien dire qu'il a lui-même fait son malheur. Je crois qu'il sera peu content de ma réponse: mais j'avoue que tout ce qui me fixe sur cette malheureuse aventure me soulève de plus en plus contre son auteur.

Adieu, ma chère amie; je retourne а mes tristes soins, qui le deviennent bien davantage encore par le peu d'espoir que j'ai de les voir réussir. Vous connaissez mes sentiments pour vous.

Paris, ce 5 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:44

LETTRE CLV

LE VICOMTE DE VALMONT AU CHEVALIER DANCENY

J'ai passé deux fois chez vous, mon cher Chevalier: mais depuis que vous avez quitté le rôle d'Amant pour celui d'homme а bonnes fortunes, vous êtes, comme de raison, devenu introuvable. Votre Valet de chambre m'a assuré cependant que vous rentreriez chez vous ce soir; qu'il avait ordre de vous attendre: mais moi, qui suis instruit de vos projets, j'ai très bien compris que vous ne rentreriez que pour un moment, pour prendre le costume de la chose, et que sur-le-champ vous recommenceriez vos courses victorieuses. A la bonne heure, et je ne puis qu'y applaudir; mais peut-être, pour ce soir, allez- vous être tenté de changer leur direction. Vous ne savez encore que la moitié de vos affaires; il faut vous mettre au courant de l'autre, et puis, vous vous déciderez. Prenez donc le temps de lire ma Lettre. Ce ne sera pas vous distraire de vos plaisirs, puisque au contraire elle n'a d'autre objet que de vous donner le choix entre eux.

Si j'avais eu votre confiance entière, si j'avais su par vous la partie de vos secrets que vous m'avez laissée а deviner, j'aurais été instruit а temps; et mon zèle, moins gauche, ne gênerait pas aujourd'hui votre marche. Mais partons du point où nous sommes. Quelque parti que vous preniez, votre pis aller ferait toujours bien le bonheur d'un autre.

Vous avez un rendez-vous pour cette nuit, n'est-il pas vrai? avec une femme charmante et que vous adorez? car а votre âge, quelle femme n'adore-t-on pas, au moins les huit premiers jours! Le lieu de la scène doit encore ajouter а vos plaisirs. Une petite maison délicieuse, et qu'on n'a prise que pour vous , doit embellir la volupté, des charmes de la liberté, et de ceux du mystère. Tout est convenu; on vous attend: et vous brûlez de vous y rendre! voilа ce que nous savons tous deux, quoique vous ne m'en ayez rien dit. Maintenant, voici ce que vous ne savez pas, et qu'il faut que je vous dise.

Depuis mon retour а Paris, je m'occupais des moyens de vous rapprocher de Mademoiselle de Volanges, je vous l'avais promis; et encore la dernière fois que je vous en parlai, j'eus lieu de juger par vos réponses, je pourrais dire par vos transports, que c'était m'occuper de votre bonheur. Je ne pouvais pas réussir а moi seul dans cette entreprise assez difficile: mais après avoir préparé les moyens, j'ai remis le reste au zèle de votre jeune Maоtresse. Elle a trouvé, dans son amour, des ressources qui avaient manqué а mon expérience: enfin votre malheur veut qu'elle ait réussi. Depuis deux jours, m'a-t-elle dit ce soir, tous les obstacles sont surmontés, et votre bonheur ne dépend plus que de vous.

Depuis deux jours aussi, elle se flattait de vous apprendre cette nouvelle elle- même, et malgré l'absence de sa Maman, vous auriez été reçu; mais vous ne vous êtes seulement pas présenté! et pour vous dire tout, soit caprice ou raison, la petite personne m'a paru un peu fâchée de ce manque d'empressement de votre part. Enfin, elle a trouvé le moyen de me faire aussi parvenir jusqu'а elle, et m'a fait promettre de vous rendre le plus tôt possible la Lettre que je joins ici. A l'empressement qu'elle y a mis, je parierais bien qu'il y est question d'un rendez-vous pour ce soir. Quoi qu'il en soit, j'ai promis sur l'honneur et sur l'amitié que vous auriez la tendre missive dans la journée, et je ne puis ni ne veux manquer а ma parole.

A présent, jeune homme, quelle conduite allez-vous tenir? Placé entre la coquetterie et l'amour, entre le plaisir et le bonheur, quel va être votre choix? Si je parlais au Danceny d'il y a trois mois, seulement а celui d'il y a huit jours, bien sûr de son cњur, je le serais de ses démarches: mais le Danceny d'aujourd'hui, arraché par les femmes, courant les aventures, et devenu, suivant l'usage, un peu scélérat, préférera-t-il une jeune fille bien timide, qui n'a pour elle que sa beauté, son innocence et son amour, aux agréments d'une femme parfaitement usagée !

Pour moi, mon cher ami, il me semble que, même dans vos nouveaux principes, que j'avoue bien être aussi un peu les miens, les circonstances me décideraient pour la jeune Amante. D'abord, c'en est une de plus, et puis la nouveauté, et encore la crainte de perdre le fruit de vos soins en négligeant de le cueillir; car enfin, de ce côté, ce serait véritablement l'occasion manquée, et elle ne revient pas toujours, surtout pour une première faiblesse: souvent, dans ce cas, il ne faut qu'un moment d'humeur, un soupçon jaloux, moins encore, pour empêcher le plus beau triomphe. La vertu qui se noie se raccroche quelquefois aux branches; et une fois réchappée, elle se tient sur ses gardes, et n'est plus facile а surprendre.

Au contraire, de l'autre côté, que risquez-vous? Pas même une rupture; une brouillerie tout au plus, où l'on achète de quelques soins le plaisir d'un raccommodement. Quel autre parti reste-t-il а une femme déjа rendue, que celui de l'indulgence? Que gagnerait-elle а la sévérité? la perte de ses plaisirs, sans profit pour sa gloire.

Si, comme je le suppose, vous prenez le parti de l'amour, qui me paraоt aussi celui de la raison, je crois qu'il est de la prudence de ne point vous faire excuser au rendez-vous manqué; laissez-vous attendre tout simplement: si vous risquez de donner une raison, on sera peut-être tenté de la vérifier. Les femmes sont curieuses et obstinées; tout peut se découvrir: je viens, comme vous savez, d'en être moi-même un exemple. Mais si vous laissez l'espoir, comme il sera soutenu par la vanité, il ne sera perdu que longtemps après l'heure propre aux informations: alors demain vous aurez а choisir l'obstacle insurmontable qui vous aura retenu; vous aurez été malade, mort s'il le faut, ou toute autre chose dont vous serez également désespéré, et tout se raccommodera.

Au reste, pour quelque côté que vous vous décidiez, je vous prie seulement de m'en instruire; et comme je n'y ai pas d'intérêt, je trouverai toujours que vous avez bien fait. Adieu, mon cher ami.

Ce que j'ajoute encore, c'est que je regrette Madame de Tourvel; c'est que je suis au désespoir d'être séparé d'elle; c'est que je paierais de la moitié de ma vie le bonheur de lui consacrer l'autre. Ah! croyez-moi, on n'est heureux que par l'amour.

Paris, ce 5 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:44

LETTRE CLVI

CECILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY

(JOINTE A LA PRECEDENTE.)

Comment se fait-il, mon cher ami, que je cesse de vous voir, quand je ne cesse pas de le désirer? n'en avez-vous plus autant d'envie que moi? Ah! c'est bien а présent que je suis triste! plus triste que quand nous étions séparés tout а fait. Le chagrin que j'éprouvais par les autres, c'est а présent de vous qu'il me vient, et cela fait bien plus de mal.

Depuis quelques jours, Maman n'est jamais chez elle, vous le savez bien; et j'espérais que vous essaieriez de profiter de ce temps de liberté: mais vous ne songez seulement pas а moi; je suis bien malheureuse! Vous me disiez tant que c'était moi qui aimais le moins! je savais bien le contraire, et en voilа bien la preuve. Si vous étiez venu pour me voir, vous m'auriez vue en effet: car moi, je ne suis pas comme vous; je ne songe qu'а ce qui peut nous réunir. Vous mériteriez bien que je ne vous dise rien de tout ce que j'ai fait pour ça, et qui m'a donné tant de peine: mais je vous aime trop, et j'ai tant d'envie de vous voir que je ne peux m'empêcher de vous le dire. Et puis, je verrai bien après si vous m'aimez réellement.

J'ai si bien fait que le Portier est dans nos intérêts, et qu'il m'a promis que toutes les fois que vous viendriez, il vous laisserait toujours entrer comme s'il ne vous voyait pas: et nous pouvons bien nous fier а lui, car c'est un bien honnête homme. Il ne s'agit donc plus que d'empêcher qu'on ne vous voie dans la maison; et ça, c'est bien aisé, en n'y venant que le soir, et quand il n'y aura plus rien а craindre du tout. Par exemple, depuis que Maman sort tous les jours, elle se couche tous les soirs а onze heures; ainsi nous aurions bien du temps.

Le Portier m'a dit que, quand vous voudriez venir comme ça, au lieu de frapper а la porte, vous n'auriez qu'а frapper а sa fenêtre, et qu'il ouvrirait tout de suite; et puis, vous trouverez bien le petit escalier; et comme vous ne pourrez pas avoir de la lumière, je laisserai la porte de ma chambre entrouverte, ce qui vous éclairera toujours un peu. Vous prendrez bien garde de ne pas faire de bruit; surtout en passant auprès de la petite porte de Maman. Pour celle de ma Femme de chambre, c'est égal, parce qu'elle m'a promis qu'elle ne se réveillerait pas; c'est aussi une bien bonne fille! Et pour vous en aller, ça sera tout de même. A présent, nous verrons si vous viendrez.

Mon Dieu, pourquoi donc le cњur me bat-il si fort en vous écrivant? Est-ce qu'il doit m'arriver quelque malheur ou si c'est l'espérance de vous voir qui me trouble comme ça? Ce que je sens bien, c'est que je ne vous ai jamais tant aimé, et que jamais je n'ai tant désiré de vous le dire. Venez donc, mon ami, mon cher ami; que je puisse vous répéter cent fois que je vous aime, que je vous adore, que je n'aimerai jamais que vous.

J'ai trouvé moyen de faire dire а M. de Valmont que j'avais quelque chose а lui dire; et lui, comme il est bien bon ami, il viendra sûrement demain, et je le prierai de vous remettre ma Lettre tout de suite. Ainsi je vous attendrai demain au soir, et vous viendrez, sans faute, si vous ne voulez pas que votre Cécile soit bien malheureuse.

Adieu, mon cher ami; je vous embrasse de tout mon cњur.

Paris, ce 4 décembre 17, au soir.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:44

LETTRE CLVII

LE CHEVALIER DANCENY AU VICOMTE DE VALMONT

Ne doutez pas, mon cher Vicomte, ni de mon cњur, ni de mes démarches: comment résisterais-je а un désir de ma Cécile? Ah! c'est bien elle, elle seule que j'aime, que j'aimerai toujours! son ingénuité, sa tendresse ont un charme pour moi, dont j'ai pu avoir la faiblesse de me laisser distraire, mais que rien n'effacera jamais. Engagé dans une autre aventure, pour ainsi dire sans m'en être aperçu, souvent le souvenir de Cécile est venu me troubler jusque dans les plus doux plaisirs; et peut-être mon cњur ne lui a-t-il jamais rendu d'hommage plus vrai que dans le moment même où je lui étais infidèle. Cependant, mon ami, ménageons sa délicatesse et cachons-lui mes torts; non pour la surprendre, mais pour ne pas l'affliger. Le bonheur de Cécile est le vњu le plus ardent que je forme; jamais je ne me pardonnerais une faute qui lui aurait coûté une larme.

J'ai mérité, je le sens, la plaisanterie que vous me faites sur ce que vous appelez mes nouveaux principes; mais vous pouvez m'en croire; ce n'est point par eux que je me conduis dans ce moment; et dès demain je suis décidé а le prouver. J'irai m'accuser а celle même qui a causé mon égarement, et qui l'a partagé; je lui dirai: " Lisez dans mon cњur; il a pour vous l'amitié la plus tendre; l'amitié unie au désir ressemble tant а l'amour!... Tous deux nous nous sommes trompés; mais susceptible d'erreur, je ne suis point capable de mauvaise foi. " Je connais mon amie; elle est honnête autant qu'indulgente; elle fera plus que me pardonner, elle m'approuvera. Elle-même se reprochait souvent d'avoir trahi l'amitié; souvent sa délicatesse effrayait son amour: plus sage que moi, elle fortifiera dans mon âme ces craintes utiles, que je cherchais témérairement а étouffer dans la sienne. Je lui devrai d'être meilleur, comme а vous d'être plus heureux. Ô mes amis, partagez ma reconnaissance. L'idée de vous devoir mon bonheur en augmente le prix.

Adieu, mon cher Vicomte. L'excès de ma joie ne m'empêche point de songer а vos peines, et d'y prendre part. Que ne puis-je vous être utile! Madame de Tourvel reste donc inexorable? On la dit aussi bien malade. Mon Dieu, que je vous plains! Puisse-t-elle reprendre а la fois de la santé et de l'indulgence, et faire а jamais votre bonheur! Ce sont les vњux de l'amitié; j'ose espérer qu'ils seront exaucés par l'amour.

Je voudrais causer plus longtemps avec vous; mais l'heure me presse, et peut- être Cécile m'attend déjа.

Paris, ce 5 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:45

LETTRE CLVIII

LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

(A SON REVEIL.)

Eh bien, Marquise, comment vous trouvez-vous des plaisirs de la nuit dernière? n'en êtes-vous pas un peu fatiguée? Convenez donc que Danceny est charmant! Il fait des prodiges, ce garçon-lа. Vous n'attendiez pas cela de lui, n'est-il pas vrai? Allons, je me rends justice, un pareil rival méritait bien que je lui fusse sacrifié. Sérieusement, il est plein de bonnes qualités! Mais surtout, que d'amour, de constance, de délicatesse! Ah! si jamais vous êtes aimée de lui comme l'est sa Cécile, vous n'aurez point de rivales а craindre: il vous l'a prouvé cette nuit. Peut-être а force de coquetterie, une autre femme pourra vous l'enlever un moment; un jeune homme ne sait guère se refuser а des agaceries provocantes: mais un seul mot de l'objet aimé suffit, comme vous voyez, pour dissiper cette illusion; ainsi il ne vous manque plus que d'être cet objet-lа pour être parfaitement heureuse.

Sûrement vous ne vous y tromperez pas; vous avez le tact trop sûr pour qu'on puisse le craindre. Cependant l'amitié qui nous unit, aussi sincère de ma part que bien reconnue de la vôtre, m'a fait désirer pour vous l'épreuve de cette nuit; c'est l'ouvrage de mon zèle; il a réussi: mais point de remerciements; cela n'en vaut pas la peine: rien n'était plus facile.

Au fait, que m'en a-t-il coûté? un léger sacrifice, et quelque peu d'adresse. J'ai consenti а partager avec le jeune homme les faveurs de sa Maоtresse: mais enfin il y avait bien autant de droit que moi; et je m'en souciais si peu! La Lettre que la jeune personne lui a écrite, c'est bien moi qui l'ai dictée; mais c'était seulement pour gagner du temps, parce que nous avions а l'employer mieux, celle que j'y ai jointe, oh! ce n'était rien, presque rien; quelques réflexions de l'amitié pour guider le choix du nouvel Amant: mais en honneur, elles étaient inutiles; il faut dire la vérité, il n'a pas balancé un moment.

Et puis, dans sa candeur, il doit aller chez vous aujourd'hui vous raconter tout; et sûrement ce récit-lа vous fera grand plaisir! il vous dira: Lisez dans mon cour; il me le mande: et vous voyez bien que cela raccommode tout. J'espère qu'en y lisant ce qu'il voudra, vous y lirez peut-être aussi que les Amants si jeunes ont leurs dangers; et encore, qu'il vaut mieux m'avoir pour ami que pour ennemi.

Adieu, Marquise; jusqu'а la première occasion.

Paris, ce 6 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:45

LETTRE CLIX

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT (BILLET)

Je n'aime pas qu'on ajoute de mauvaises plaisanteries а de mauvais procédés; ce n'est pas plus ma manière que mon goût. Quand j'ai а me plaindre de quelqu'un, je ne le persifle pas; je fais mieux je me venge. Quelque content de vous que vous puissiez être en ce moment, n'oubliez point que ce ne serait pas la première fois que vous vous seriez applaudi d'avance; et tout seul dans l'espoir d'un triomphe qui vous serait échappé а l'instant même où vous vous en félicitiez. Adieu.

Paris, ce 6 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:45

LETTRE CLX

MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

Je vous écris de la chambre de notre malheureuse amie, dont l'état est а peu près toujours le même. Il doit y avoir cet après-midi une consultation de quatre Médecins. Malheureusement, c'est, comme vous le savez, plus souvent une preuve de danger qu'un moyen de secours.

Il paraоt cependant que la tête est un peu revenue la nuit dernière. La Femme de chambre m'a informée ce matin qu'environ vers minuit sa Maоtresse l'a fait appeler; qu'elle a voulu être seule avec elle, et qu'elle lui a dicté une assez longue Lettre. Julie a ajouté que, tandis qu'elle était occupée а en faire l'enveloppe, Madame de Tourvel avait repris le transport: en sorte que cette fille, n'a pas su а qui il fallait mettre l'adresse. Je me suis étonnée d'abord que la Lettre elle-même n'ait pas suffi pour le lui apprendre: mais sur ce qu'elle m'a répondu qu'elle craignait de se tromper, et que cependant sa Maоtresse lui avait bien recommandé de la faire partir sur-le-champ, j'ai pris sur moi d'ouvrir le paquet.

J'y ai trouvé l'écrit que je vous envoie, qui en effet ne s'adresse а personne pour s'adresser а trop de monde. Je crois cependant que c'est а M, de Valmont que notre malheureuse amie a voulu écrire d'abord; mais qu'elle a cédé sans s'en apercevoir au désordre de ses idées. Quoi qu'il en soit, j'ai jugé que cette Lettre ne devait être rendue а personne. Je vous l'envoie, parce que vous y verrez mieux que je ne pourrais vous le dire quelles sont les pensées qui occupent la tête de notre malade. Tant qu'elle restera aussi vivement affectée, je n'aurai guère d'espérance. Le corps se rétablit difficilement, quand l'esprit est si peu tranquille.

Adieu, ma chère et digne amie. Je vous félicite d'être éloignée du triste spectacle que j'ai continuellement sous les yeux.

Paris, ce 6 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:45

LETTRE CLXI

LA PRESIDENTE DE TOURVEL A ...

(DICTEE PAR ELLE ET ECRITE PAR SA FEMME DE CHAMBRE.)

Etre cruel et malfaisant, ne te lasseras-tu point de me persécuter? Ne te suffit- il pas de m'avoir tourmentée, dégradée, avilie, veux-tu me ravir jusqu'а la paix du tombeau? Quoi! dans ce séjour de ténèbres où l'ignominie m'a forcée de m'ensevelir, les peines sont-elles sans relâche, l'espérance est-elle méconnue? Je n'implore point une grâce que je ne mérite point: pour souffrir sans me plaindre, il me suffira que mes souffrances n'excèdent pas mes forces. Mais ne rends pas mes tourments insupportables. En me laissant mes douleurs, ôte-moi le cruel souvenir des biens que j'ai perdus. Quand tu me les as ravis, n'en retrace plus а mes yeux la désolante image. J'étais innocente et tranquille: c'est pour t'avoir vu que j'ai perdu le repos; c'est en t'écoutant que je suis devenue criminelle. Auteur de mes fautes, quel droit as-tu de les punir?

Où sont les amis qui me chérissaient, où sont-ils? mon infortune les épouvante. Aucun n'ose m'approcher. Je suis opprimée, et ils me laissent sans secours! Je meurs, et personne ne pleure sur moi. Toute consolation m'est refusée. La pitié s'arrête sur les bords de l'abоme où le criminel se plonge. Les remords le déchirent, et ses cris ne sont pas entendus!

Et toi, que j'ai outragé; toi, dont l'estime ajoute а mon supplice; toi, qui seul enfin aurais le droit de te venger, que fais-tu loin de moi? Viens punir une femme infidèle. Que je souffre enfin des tourments mérités. Déjа je me serais soumise а ta vengeance: mais le courage m'a manqué pour t'apprendre ta honte. Ce n'était point dissimulation, c'était respect. Que cette Lettre au moins t'apprenne mon repentir. Le Ciel a pris ta cause: il te venge d'une injure que tu as ignorée. C'est lui qui a lié ma langue et retenu mes paroles; il a craint que tu ne me remisses une faute qu'il voulait punir. Il m'a soustraite а ton indulgence qui aurait blessé sa justice.

Impitoyable dans sa vengeance, il m'a livrée а celui-lа même qui m'a perdue. C'est а la fois pour lui et par lui que je souffre. Je veux le fuir, en vain, il me suit; il est lа; il m'obsède sans cesse. Mais qu'il est différent de lui-même! Ses yeux n'expriment plus que la haine et le mépris. Sa bouche ne profère que l'insulte et le reproche. Ses bras ne m'entourent que pour me déchirer. Qui me sauvera de sa barbare fureur?

Mais quoi! c'est lui... Je ne me trompe pas; c'est lui que je revois. Oh! mon aimable ami! reçois-moi dans tes bras; cache-moi dans ton sein: oui, c'est toi, c'est bien toi! Quelle illusion funeste m'avait fait te méconnaоtre? combien j'ai souffert dans ton absence! Ne nous séparons plus, ne nous séparons jamais! Laisse-moi respirer. Sens mon cњur, comme il palpite! Oh! ce n'est plus de crainte, c'est la douce émotion de l'amour. Pourquoi te refuser а mes tendres caresses? Tourne vers moi tes doux regards! Quels sont ces liens que tu cherches а rompre? pour qui prépares-tu cet appareil de mort? qui peut altérer ainsi tes traits? que fais-tu? Laisse-moi: je frémis! Dieu! c'est ce monstre encore! Mes amies, ne m'abandonnez pas. Vous qui m'invitiez а le fuir, aidez- moi а le combattre; et vous qui, plus indulgente, me promettiez de diminuer mes peines, venez donc auprès de moi. Où êtes-vous toutes deux? S'il ne m'est plus permis de vous revoir, répondez au moins а cette Lettre; que je sache que vous m'aimez encore.

Laisse-moi donc, cruel! quelle nouvelle fureur t'anime? Crains-tu qu'un sentiment doux ne pénètre jusqu'а mon âme? Tu redoubles mes tourments; tu me forces de te haïr. Oh! que la haine est douloureuse! comme elle corrode le cњur qui la distille! Pourquoi me persécutez-vous? que pouvez-vous encore avoir а me dire? ne m'avez-vous pas mise dans l'impossibilité de vous écouter, comme de vous répondre? N'attendez plus rien de moi. Adieu, Monsieur.

Paris, ce 5 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:46

LETTRE CLXII

LE CHEVALIER DANCENY AU VICOMTE DE VALMONT

Je suis instruit, Monsieur, de vos procédés envers moi. Je sais aussi que, non content de m'avoir indignement joué, vous ne craignez pas de vous en vanter, de vous en applaudir. J'ai vu la preuve de votre trahison écrite de votre main. J'avoue que mon cњur en a été navré, et que j'ai ressenti quelque honte d'avoir autant aidé moi-même а l'odieux abus que vous avez fait de mon aveugle confiance; pourtant je ne vous envie pas ce honteux avantage; je suis seulement curieux de savoir si vous les conserverez tous également sur moi. J'en serai instruit, si, comme je l'espère, vous voulez bien vous trouver demain, entre huit et neuf heures du matin, а la porte du bois de Vincennes, Village de Saint-Mandé. J'aurai soin d'y faire trouver tout ce qui sera nécessaire pour les éclaircissements qui me restent а prendre avec vous.

Le Chevalier Danceny. Paris, ce 6 décembre 17, au soir.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:46

LETTRE CLXIII

M. BERTRAND A MADAME DE ROSEMONDE

Madame,

C'est avec bien du regret que je remplis le triste devoir de vous annoncer une nouvelle qui va vous causer un si cruel chagrin. Permettez-moi de vous inviter d'abord а cette pieuse résignation que chacun a si souvent admirée en vous, et qui peut seule nous faire supporter les maux dont est semée notre misérable vie.

M. votre neveu... Mon Dieu! faut-il que j'afflige tant une si respectable dame! M. votre neveu a eu le malheur de succomber dans un combat singulier qu'il a eu ce matin avec M. le Chevalier Danceny. J'ignore entièrement le sujet de la querelle; mais il paraоt par le billet que j'ai trouvé encore dans la poche de M. le Vicomte, et que j'ai l'honneur de vous envoyer; il paraоt, dis-je, qu'il n'était pas l'agresseur. Et il faut que ce soit lui que le Ciel ait permis qui succombât!

J'étais chez M. le Vicomte а l'attendre, а l'heure même où on l'a ramené а l'Hôtel. Figurez-vous mon effroi, en voyant M. votre neveu porté par deux de ses gens, et tout baigné dans son sang. Il avait deux coups d'épée dans le corps, et il était déjа bien faible. M. Danceny était aussi lа, et même il pleurait. Ah! sans doute, il doit pleurer: mais il est bien temps de répandre des larmes, quand on a causé un malheur irréparable!

Pour moi, je ne me possédais pas; et malgré le peu que je suis, je ne lui en disais pas moins ma façon de penser. Mais c'est lа que M. le Vicomte s'est montré véritablement grand. Il m'a ordonné de me taire; et celui-lа même qui était son meurtrier, il lui a pris la main, l'a appelé son ami, l'a embrassé devant nous tous, et nous a dit; " Je vous ordonne d'avoir pour Monsieur tous les égards qu'on doit а un brave et galant homme. " Il lui a de plus fait remettre, devant moi, des papiers fort volumineux, que je ne connais pas, mais auxquels je sais bien qu'il attachait beaucoup d'importance. Ensuite il a voulu qu'on les laissât seuls ensemble pendant un moment. Cependant j'avais envoyé chercher tout de suite tous les secours, tant spirituels que temporels: mais, hélas! le mal était sans remède. Moins d'une demi-heure après, M. le Vicomte était sans connaissance. Il n'a pu recevoir que l'Extrême-Onction; et la cérémonie était а peine achevée qu'il a rendu son dernier soupir.

Bon Dieu! quand j'ai reçu dans mes bras а sa naissance ce précieux appui d'une maison si illustre, aurais-je pu prévoir que ce serait dans mes bras qu'il expirerait, et que j'aurais а pleurer sa mort? Une mort si précoce et si malheureuse! Mes larmes coulent malgré moi; je vous demande pardon, Madame, d'oser ainsi mêler mes douleurs aux vôtres: mais dans tous les états, on a un cњur et de la sensibilité; et je serais bien ingrat, si je ne pleurais pas toute ma vie un Seigneur qui avait tant de bontés pour moi, et qui m'honorait de tant de confiance.

Demain, après l'enlèvement du corps, je ferai mettre les scellés partout, et vous pouvez vous en reposer entièrement sur mes soins. Vous n'ignorez pas, Madame, que ce malheureux événement finit la substitution, et rend vos dispositions entièrement libres. Si je puis vous être de quelque utilité, je vous prie de vouloir bien me faire passer vos ordres: je mettrai tout mon zèle а les exécuter ponctuellement.

Je suis avec le plus profond respect, Madame, votre très humble, etc.

Bertrand.

Paris, ce 7 décembre l7.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:46

LETTRE CLXIV

MADAME DE ROSEMONDE A M. BERTRAND

Je reçois votre lettre а l'instant même, mon cher Bertrand, et j'apprends par elle l'affreux événement dont mon neveu a été la malheureuse victime. Oui, sans doute j'aurai des ordres а vous donner; et ce n'est que pour eux que je peux m'occuper d'autre chose que de ma mortelle affliction.

Le billet de M. Danceny, que vous m'avez envoyé, est une preuve bien convaincante que c'est lui qui a provoqué le duel, et mon intention est que vous en rendiez plainte sur-le-champ, et en mon nom. En pardonnant а son ennemi, а son meurtrier, mon neveu a pu satisfaire а sa générosité naturelle; mais moi, je dois venger а la fois sa mort, l'humanité et la religion. On ne saurait trop exciter la sévérité des Lois contre ce reste de barbarie, qui infecte encore nos mњurs; et je ne crois pas que ce puisse être dans ce cas que le pardon des injures nous soit prescrit. J'attends donc que vous suiviez cette affaire avec tout le zèle et toute l'activité dont je vous connais capable, et que vous devez а la mémoire de mon neveu.

Vous aurez soin, avant tout, de voir M. le Président de * de ma part, et d'en conférer avec lui. Je ne lui écris pas, pressée que je suis de me livrer tout entière а ma douleur. Vous lui ferez mes excuses et lui communiquerez cette Lettre.

Adieu, mon cher Bertrand; je vous loue et vous remercie de vos bons sentiments, et suis pour la vie toute а vous.

Du Château de ..., ce 8 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:46

LETTRE CLXV

MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

Je vous sais déjа instruite, ma chère et digne amie, de la perte que vous venez de faire; je connaissais votre tendresse pour M. de Valmont, et je partage bien sincèrement l'affliction que vous devez ressentir. Je suis vraiment peinée d'avoir а ajouter de nouveaux regrets а ceux que vous éprouvez déjа: mais hélas! il ne vous reste non plus que des larmes а donner а notre malheureuse amie. Nous l'avons perdue, hier, а onze heures du soir. Par une fatalité attachée а son sort, et qui semblait se jouer de toute prudence humaine, ce court intervalle qu'elle a survécu а M. de Valmont lui a suffi pour en apprendre la mort; et, comme elle a dоt elle-même, pour n'avoir pu succomber sous le poids de ses malheurs qu'après que la mesure en a été comblée.

En effet, vous avez su que depuis plus de deux jours elle était absolument sans connaissance; et encore hier matin, quand son Médecin arriva que nous approchâmes de son lit, elle ne nous reconnut ni l'un ni l'autre, et nous ne pûmes en obtenir ni une parole, ni le moindre signe. Hé bien! а peine étions- nous revenus а la cheminée, et pendant que le Médecin m'apprenait le triste événement de la mort de M. de Valmont, cette femme infortunée a retrouvé toute sa tête, soit que la nature seule ait produit cette révolution, soit qu'elle ait été causée par ces mots répétés de M. de Valmont et de mort , qui ont pu rappeler а la malade les seules idées dont elle s'occupait depuis longtemps.

Quoi qu'il en soit, elle ouvrit précipitamment les rideaux de son lit en s'écriant: " Quoi! que dites vous? M. de Valmont est mort? " J'espérais lui faire croire qu'elle s'était trompée, et je l'assurai d'abord qu'elle avait mal entendu: mais loin de se laisser persuader ainsi, elle exigea du Médecin qu'il recommençât ce cruel récit; et sur ce que je voulus essayer encore de la dissuader, elle m'appela et me dit а voix basse: " Pourquoi vouloir me tromper? n'était-il pas déjа mort pour moi! " Il a donc fallu céder.

Notre malheureuse amie a écouté d'abord d'un air assez tranquille, mais bientôt après, elle a interrompu le récit, en disant: " Assez, j'en ai assez. " Elle a demandé sur-le-champ qu'on fermât ses rideaux et lorsque le Médecin a voulu s'occuper ensuite des soins de son état, elle n'a jamais voulu souffrir qu'il approchât d'elle.

Dès qu'il a été sorti, elle a pareillement renvoyé sa garde et sa Femme de chambre; et quand nous avons été seules, elle m'a priée de l'aider а se mettre а genoux sur son lit, et de l'y soutenir. Lа, elle est restée quelque temps en silence, et sans autre expression que celle de ses larmes qui coulaient abondamment. Enfin, joignant ses mains et les élevant vers le Ciel: " Dieu tout-puissant " , a-t-elle dit d'une voix faible, mais fervente, " je me soumets а ta justice: mais pardonne а Valmont. Que mes malheurs, que je reconnais avoir mérités, ne lui soient pas un sujet de reproche, et je bénirai ta miséricorde! " Je me suis permis, ma chère et digne amie, d'entrer dans ces détails sur un sujet que je sens bien devoir renouveler et aggraver vos douleurs, parce que je ne doute pas que cette prière de Madame de Tourvel ne porte cependant une grande consolation dans votre âme.

Après que notre amie eut proféré ce peu de mots, elle se laissa retomber dans mes bras; et elle était а peine replacée dans son lit, qu'il lui prit une faiblesse qui fut longue, mais qui céda pourtant aux secours ordinaires. Aussitôt qu'elle eut repris connaissance, elle me demanda d'envoyer chercher le Père Anselme, et elle ajouta: " C'est а présent le seul médecin dont j'aie besoin; je sens que mes maux vont bientôt finir. " Elle se plaignait de beaucoup d'oppression, et elle parlait difficilement.

Peu de temps après, elle me fit remettre, par sa Femme de chambre, une cassette que je vous envoie, qu'elle me dit contenir des papiers а elle; et qu'elle me chargea de vous faire passer aussitôt après sa mort [Cette cassette contenait toutes les Lettres relatives а son aventure avec M. de Valmont]. Ensuite elle me parla de vous, et de votre amitié pour elle, autant que sa situation le lui permettait, et avec beaucoup d'attendrissement.

Le Père Anselme arriva vers les quatre heures, et resta près d'une heure seul avec elle. Quand nous rentrâmes, la figure de la malade était calme et sereine; mais il était facile de voir que le Père Anselme avait beaucoup pleuré. Il resta pour assister aux dernières cérémonies de l'Église. Ce spectacle, toujours si imposant et si douloureux, le devenait encore plus par le contraste que formait la tranquille résignation de la malade, avec la douleur profonde de son vénérable Confesseur qui fondait en larmes а côté d'elle. L'attendrissement devint général; et celle que tout le monde pleurait fut la seule qui ne se pleura point.

Le reste de la journée se passa dans les prières usitées, qui ne furent interrompues que par les fréquentes faiblesses de la malade. Enfin, vers les onze heures du soir, elle me parut plus oppressée et plus souffrante. J'avançai ma main pour chercher son bras; elle eut encore la force de la prendre, et la posa sur son cњur. Je n'en sentis plus le battement; et en effet, notre malheureuse amie expira dans le moment même.

Vous rappelez-vous, ma chère amie, qu'а votre dernier voyage ici, il y a moins d'un an, causant ensemble de quelques personnes dont le bonheur nous paraissait plus ou moins assuré, nous nous arrêtâmes avec complaisance sur le sort de cette même femme, dont aujourd'hui nous pleurons а la fois les malheurs et la mort? Tant de vertus, de qualités louables et d'agréments; un caractère si doux et si facile; un mari qu'elle aimait, et dont elle était adorée; une société où elle se plaisait, et dont elle faisait les délices; de la figure, de la jeunesse, de la fortune; tant d'avantages réunis ont donc été perdus par une seule imprudence! Ô Providence! sans doute il faut adorer tes décrets; mais combien ils sont incompréhensibles! Je m'arrête, je crains d'augmenter votre tristesse, en me livrant а la mienne.

Je vous quitte et vais passer chez ma fille, qui est un peu indisposée. En apprenant de moi, ce matin, cette mort si prompte de deux personnes de sa connaissance, elle s'est trouvée mal, et je l'ai fait mettre au lit. J'espère cependant que cette légère incommodité n'aura pas de suite. A cet âge-lа, on n'a pas encore l'habitude des chagrins, et leur impression en devient plus vive et plus forte. Cette sensibilité si active est, sans doute, une qualité louable; mais combien tout ce qu'on voit chaque jour nous apprend а la craindre! Adieu, ma chère et digne amie.

Paris, ce 9 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:47

LETTRE CLXVI

M. BERTRAND A MADAME DE ROSEMONDE

Madame,

En conséquence des ordres que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser, j'ai eu celui de voir M. le Président de *, et je lui ai communiqué votre Lettre, en le prévenant que, suivant vos désirs, je ne ferais rien que par ses conseils. Ce respectable Magistrat m'a chargé de vous observer que la plainte que vous êtes dans l'intention de rendre contre M. le Chevalier Danceny compromettrait également la mémoire de M. votre neveu, et que son honneur se trouverait nécessairement entaché par l'arrêt de la Cour, ce qui serait sans doute un grand malheur. Son avis est donc qu'il faut bien se garder de faire aucune démarche; et que s'il y en avait а faire, ce serait au contraire pour tâcher de prévenir que le Ministère public ne prоt connaissance de cette malheureuse aventure, qui n'a déjа que trop éclaté.

Ces observations m'ont paru pleines de sagesse, et je prends le parti d'attendre de nouveaux ordres de votre part.

Permettez-moi de vous prier, Madame, de vouloir bien, en me les faisant passer, y joindre un mot sur l'état de votre santé pour laquelle je redoute extrêmement le triste effet de tant de chagrins. J'espère que vous pardonnerez cette liberté а mon attachement et а mon zèle.

Je suis avec respect, Madame, votre, etc.

Paris, ce 10 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:47

LETTRE CLXVII

ANONYME A M. LE CHEVALIER DANCENY

Monsieur,

J'ai l'honneur de vous prévenir que ce matin, au parquet de la Cour, il a été question parmi MM. les Gens du Roi de l'affaire que vous avez eue ces jours derniers avec M. le Vicomte de Valmont, et qu'il est а craindre que le Ministère public n'en rende plainte. J'ai cru que cet avertissement pourrait vous être utile, soit pour que vous fassiez agir vos protections, pour arrêter ces suites fâcheuses; soit, au cas que vous n'y puissiez parvenir pour vous mettre dans le cas de prendre vos sûretés personnelles.

Si même vous me permettez un conseil, je crois que vous feriez bien, pendant quelque temps, de vous montrer moins que vous ne l'avez fait depuis quelques jours. Quoique ordinairement on ait de l'indulgence pour ces sortes d'affaires, on doit néanmoins toujours ce respect а la Loi.

Cette précaution devient d'autant plus nécessaire, qu'il m'est revenu qu'une madame de Rosemonde, qu'on m'a dite tante de M. de Valmont, voulait rendre plainte contre vous; et qu'alors la Partie publique ne pourrait pas se refuser а sa réquisition. Il serait peut-être а propos que vous pussiez faire parler а cette Dame.

Des raisons particulières m'empêchent de signer cette Lettre. Mais je compte que, pour ne pas savoir de qui elle vous vient, vous n'en rendrez pas moins justice au sentiment qui l'a dictée.

J'ai l'honneur d'être, etc.

Paris, ce 10 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:47

LETTRE CLXVIII

MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

Il se répand ici, ma chère et digne amie, sur le compte de Madame de Merteuil, des bruits bien étonnants et bien fâcheux. Assurément, je suis loin d'y croire, et je parierais bien que ce n'est qu'une affreuse calomnie: mais je sais trop combien les méchancetés, même les moins vraisemblables, prennent aisément consistance; et combien l'impression qu'elles laissent s'efface difficilement, pour ne pas être très alarmée de celles-ci, toutes faciles que je les crois а détruire. Je désirerais, surtout, qu'elles pussent être arrêtées de bonne heure, et avant d'être plus répandues. Mais je n'ai su qu'hier, fort tard, ces horreurs qu'on commence seulement а débiter; et quand j'ai envoyé ce matin chez Madame de Merteuil, elle venait de partir pour la campagne où elle doit passer deux jours. On n'a pas pu me dire chez qui elle était allée. Sa seconde Femme, que j'ai fait venir me parler, m'a dit que sa Maоtresse lui avait seulement donné ordre de l'attendre Jeudi prochain; et aucun des Gens qu'elle a laissés ici n'en sait davantage. Moi-même, je ne présume pas où elle peut être; je ne me rappelle personne de sa connaissance qui reste aussi tard а la campagne.

Quoi qu'il en soit, vous pourrez, а ce que j'espère, me procurer, d'ici а son retour, des éclaircissements qui peuvent lui être utiles, car on fonde ces odieuses histoires sur des circonstances de la mort de M. de Valmont, dont apparemment vous aurez été instruite si elles sont vraies, ou dont au moins il vous sera facile de vous faire informer, ce que je vous demande en grâce. Voici ce qu'on publie, ou, pour mieux dire, ce qu'on murmure encore, mais qui ne tardera sûrement pas а éclater davantage.

On dit donc que la querelle survenue entre M. de Valmont et le Chevalier Danceny est l'ouvrage de Madame de Merteuil, qui les trompait également tous deux; que, comme il arrive presque toujours, les deux rivaux ont commencé par se battre, et ne sont venus qu'après aux éclaircissements; que ceux-ci ont produit une réconciliation sincère; et que, pour achever de faire connaоtre Madame de Merteuil au Chevalier Danceny, et aussi pour se justifier entièrement, M. de Valmont a joint а ses discours une foule de Lettres, formant une correspondance régulière qu'il entretenait avec elle, et où celle-ci raconte sur elle-même, et dans le style le plus libre, les anecdotes les plus scandaleuses.

On ajoute que Danceny, dans sa première indignation, a livré ces Lettres а qui a voulu les voir, et qu'а présent, elles courent Paris. On en cite particulièrement deux [Lettres LXXXI et LXXXV de ce Recueil]: l'une où elle fait l'histoire entière de sa vie et de ses principes, et qu'on dit le comble de l'horreur; l'autre qui justifie entièrement M. de Prévan, dont vous vous rappelez l'histoire, par la preuve qui s'y trouve qu'il n'a fait au contraire que céder aux avances les plus marquées de Madame de Merteuil et que le rendez-vous était convenu avec elle.

J'ai heureusement les plus fortes raisons de croire que ces imputations sont aussi fausses qu'odieuses. D'abord, nous savons toutes deux que M. de Valmont n'était sûrement pas occupé de Madame de Merteuil, et j'ai tout lieu de croire que Danceny ne s'en occupait pas davantage; ainsi, il me paraоt démontré qu'elle n'a pu être, ni le sujet, ni l'auteur de la querelle. Je ne comprends pas non plus quel intérêt aurait eu Madame de Merteuil, que l'on suppose d'accord avec M. de Prévan, а faire une scène qui ne pouvait jamais être que désagréable par son éclat, et qui pouvait devenir très dangereuse pour elle, puisqu'elle se faisait par lа un ennemi irréconciliable, d'un homme qui se trouvait maоtre d'une partie de son secret, et qui avait alors beaucoup de partisans. Cependant, il est а remarquer que, depuis cette aventure, il ne s'est pas élevé une seule voix en faveur de Prévan, et que, même de sa part, il n'y a eu aucune réclamation.

Ces réflexions me porteraient а le soupçonner l'auteur des bruits qui courent aujourd'hui, et а regarder ces noirceurs comme l'ouvrage de la haine et de la vengeance d'un homme qui, se voyant perdu, espère par ce moyen répandre au moins des doutes, et causer peut-être une diversion utile. Mais de quelque part que viennent ces méchancetés, le plus pressé est de les détruire. Elles tomberaient d'elles-mêmes, s'il se trouvait, comme il est vraisemblable, que MM. de Valmont et Danceny ne se fussent point parlé depuis leur malheureuse affaire, et qu'il n'y eût pas eu de papiers remis.

Dans mon impatience de vérifier ces faits, j'ai envoyé ce matin chez M. Danceny; il n'est pas non plus а Paris. Ses Gens ont dit а mon Valet de chambre qu'il était parti cette nuit, sur un avis qu'il avait reçu hier, et que le lieu de son séjour était un secret. Apparemment il craint les suites de son affaire. Ce n'est donc que par vous, ma chère et digne amie, que je puis avoir les détails qui m'intéressent, et qui peuvent devenir si nécessaires а Madame de Merteuil. Je vous renouvelle ma prière de me les faire parvenir le plus tôt possible.

P.S. : L'indisposition de ma fille n'a eu aucune suite; elle vous présente son respect.

Paris, ce 11 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:48

LETTRE CLXIX

LE CHEVALIER DANCENY A MADAME DE ROSEMONDE

Madame,

Peut-être trouverez-vous la démarche que je fais aujourd'hui, bien étrange: mais je vous en supplie, écoutez-moi avant de me juger, et ne voyez ni audace ni témérité, où il n'y a que respect et confiance. Je ne me dissimule pas les torts que j'ai vis-а-vis de vous; et je ne me les pardonnerais de ma vie, si je pouvais penser un moment qu'il m'eût été possible d'éviter de les avoir. Soyez même bien persuadée, Madame, que pour me trouver exempt de reproches, je ne le suis pas de regrets; et je peux ajouter encore avec sincérité que ceux que je vous cause entrent pour beaucoup dans ceux que je ressens. Pour croire а ces sentiments dont j'ose vous assurer, il doit vous suffire de vous rendre justice, et de savoir que, sans avoir l'honneur d'être connu de vous, j'ai pourtant celui de vous connaоtre.

Cependant, quand je gémis de la fatalité qui a causé а la fois vos chagrins et mes malheurs, on veut me faire craindre que, tout entière а votre vengeance, vous ne cherchiez les moyens de la satisfaire, jusque dans la sévérité des lois.

Permettez-moi d'abord de vous observer а ce sujet, qu'ici votre douleur vous abuse, puisque mon intérêt sur ce point est essentiellement lié а celui de M. de Valmont, et qu'il se trouverait enveloppé lui-même dans la condamnation que vous auriez provoquée contre moi. Je croirais donc, Madame, pouvoir au contraire compter plutôt de votre part sur des secours que sur des obstacles, dans les soins que je pourrais être obligé de prendre pour que ce malheureux événement restât enseveli dans le silence.

Mais cette ressource de complicité, qui convient également au coupable et а l'innocent, ne peut suffire а ma délicatesse: en désirant de vous écarter comme partie, je vous réclame comme mon Juge. L'estime des personnes qu'on respecte est trop précieuse pour que je me laisse ravir la vôtre sans la défendre, et je crois en avoir les moyens.

En effet, si vous convenez que la vengeance est permise, disons mieux, qu'on se la doit, quand on a été trahi dans son amour, dans son amitié, et surtout, dans sa confiance; si vous en convenez, mes torts vont disparaоtre а vos yeux. N'en croyez pas mes discours mais lisez, si vous en avez le courage, la correspondance que je dépose entre vos mains [C'est de cette correspondance, de celle remise pareillement а la mort de Madame de Tourvel, et des Lettres confiées aussi а Madame de Rosemonde par Madame de Volanges qu'on a formé le présent Recueil, dont les originaux subsistent entre les mains des héritiers de Madame de Rosemonde.]. La quantité de Lettres qui s'y trouvent en original paraоt rendre authentiques celles dont il n'existe que des copies. Au reste, j'ai reçu ces papiers, tels que j'ai l'honneur de vous les adresser, de M. de Valmont lui-même. Je n'y ai rien ajouté, et je n'en ai distrait que deux Lettres que je me suis permis de publier.

L'une était nécessaire а la vengeance commune de M. de Valmont et de moi, а laquelle nous avions droit tous deux, et dont il m'avait expressément chargé. J'ai cru de plus que c'était rendre service а la société que de démasquer une femme aussi réellement dangereuse que l'est Madame de Merteuil, et qui, comme vous pourrez le voir, est la seule, la véritable cause de tout ce qui s'est passé entre M. de Valmont et moi.

Un sentiment de justice m'a porté aussi а publier la seconde pour la justification de M. de Prévan, que je connais а peine, mais qui n'avait aucunement mérité le traitement rigoureux qu'il vient d'éprouver, ni la sévérité des jugements du public, plus redoutable encore, et sous laquelle il gémit depuis ce temps, sans avoir rien pour s'en défendre.

Vous ne trouverez donc que la copie de ces deux Lettres, dont je me dois de garder les originaux. Pour tout le reste, je ne crois pas pouvoir remettre en de plus sûres mains un dépôt qu'il m'importe peut-être qui ne soit pas détruit, mais dont je rougirais d'abuser. Je crois, Madame, en vous confiant ces papiers, servir aussi bien les personnes qu'ils intéressent, qu'en les leur remettant а elles-mêmes; et je leur sauve l'embarras de les recevoir de moi, et de me savoir instruit d'aventures, que sans doute elles désirent que tout le monde ignore.

Je crois devoir vous prévenir а ce sujet que cette correspondance ci-jointe n'est qu'une partie d'une collection bien plus volumineuse, dont M. de Valmont l'a tirée en ma présence, et que vous devez retrouver а la levée des scellés, sous le titre, que j'ai vu, de Compte ouvert entre la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont . Vous prendrez, sur cet objet, le parti que vous suggérera votre prudence.

Je suis avec respect, Madame, etc.

P.S. : Quelques avis que j'ai reçus, et les conseils de mes amis m'ont décidé а m'absenter de Paris pour quelque temps: mais le lieu de ma retraite, tenu secret pour tout le monde, ne le sera pas pour vous. Si vous m'honorez d'une réponse, je vous prie de l'adresser а la Commanderie de ... , par P ... , et sous le couvert de M. le Commandeur de *. C'est de chez lui que j'ai l'honneur de vous écrire.

Paris, ce 12 décembre 17.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:48

LETTRE CLXX

MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

Je marche, ma chère amie, de surprise en surprise, et de chagrin en chagrin. Il faut être mère, pour avoir l'idée de ce que j'ai souffert hier toute la matinée; et si mes plus cruelles inquiétudes ont été calmées depuis, il me reste encore une vive affliction, et dont je ne prévois pas la fin.

Hier, vers dix heures du matin, étonnée de ne pas avoir encore vu ma fille, j'envoyai ma Femme de chambre pour savoir ce qui pouvait occasionner ce retard. Elle revint le moment d'après fort effrayée, et m'effraya bien davantage, en m'annonçant que ma fille n'était pas dans son appartement; et que depuis le matin sa Femme de chambre ne l'y avait pas trouvée. Jugez de ma situation! Je fis venir tous mes Gens, et surtout mon Portier: tous me jurèrent ne rien savoir et ne pouvoir rien m'apprendre sur cet événement. Je passai aussitôt dans la chambre de ma fille. Le désordre qui y régnait m'apprit bien qu'apparemment elle n'était sortie que le matin: mais je n'y trouvai d'ailleurs aucun éclaircissement. Je visitai ses armoires, son secrétaire; je trouvai tout а sa place et toutes ses hardes, а la réserve de la robe avec laquelle elle était sortie. Elle n'avait seulement pas pris le peu d'argent qu'elle avait chez elle.

Comme elle n'avait appris qu'hier tout ce qu'on dit de Madame de Merteuil, qu'elle lui est fort attachée, et au point même qu'elle n'avait fait que pleurer toute la soirée; comme je me rappelais aussi qu'elle ne savait pas que Madame de Merteuil était а la campagne, ma première idée fut qu'elle avait voulu voir son amie, et qu'elle avait fait l'étourderie d'y aller seule. Mais le temps qui s'écoulait sans qu'elle revоnt me rendit toutes mes inquiétudes. Chaque moment augmentait ma peine, et tout en brûlant de m'instruire, je n'osais pourtant prendre aucune information, dans la crainte de donner de l'éclat а une démarche, que peut-être je voudrais après pouvoir cacher а tout le monde. Non, de ma vie je n'ai tant souffert!

Enfin, ce ne fut qu'а deux heures passées que je reçus а la fois une Lettre de ma fille, et une de la Supérieure du Couvent de ... La Lettre de ma fille disait seulement qu'elle avait craint que je ne m'opposasse а la vocation qu'elle avait de se faire Religieuse, et qu'elle n'avait pas osé m'en parler: le reste n'était que des excuses sur ce qu'elle avait pris, sans ma permission, ce parti, que je ne désapprouverais sûrement pas, ajoutait-elle, si je connaissais ses motifs, que pourtant elle me priait de ne pas lui demander.

La Supérieure me mandait qu'ayant vu arriver une jeune personne seule, elle avait d'abord refusé de la recevoir; mais que l'ayant interrogée, et ayant appris qui elle était, elle avait cru me rendre service, en commençant par donner asile а ma fille, pour ne pas l'exposer а de nouvelles courses, auxquelles elle paraissait déterminée. La Supérieure, en m'offrant comme de raison de me remettre ma fille, si je la redemandais, m'invite, suivant son état, а ne pas m'opposer а une vocation qu'elle appelle si décidée elle me disait encore n'avoir pas pu m'informer plus tôt de cet événement, par la peine qu'elle avait eue а me faire écrire par ma fille, dont le projet était que tout le monde ignorât où elle s'était retirée. C'est une cruelle chose que la déraison des enfants!

J'ai été sur-le-champ а ce Couvent; et après avoir vu la Supérieure, je lui ai demandé de voir ma fille; celle-ci n'est venue qu'avec peine, et bien tremblante. Je lui ai parlé devant les Religieuses et je lui ai parlé seule; tout ce que j'en ai pu tirer au milieu de beaucoup de larmes est qu'elle ne pouvait être heureuse qu'au Couvent; j'ai pris le parti de lui permettre d'y rester, mais sans être encore au rang des Postulantes, comme elle le demandait. Je crains que la mort de Madame de Tourvel et celle de M. de Valmont n'aient trop affecté cette jeune tête. Quelque respect que j'aie pour la vocation religieuse, je ne verrais pas sans peine, et même sans crainte, ma fille embrasser cet état. Il me semble que nous avons déjа assez de devoirs а remplir sans nous en créer de nouveaux; et encore, que ce n'est guère а cet âge que nous savons ce qui nous convient.

Ce qui redouble mon embarras, c'est le retour très prochain de M. de Gercourt; faudra-t-il rompre ce mariage si avantageux? Comment donc faire le bonheur de ses enfants, s'il ne suffit pas d'en avoir le désir et d'y donner tous ses soins? Vous m'obligerez beaucoup de me dire ce que vous feriez а ma place; je ne peux m'arrêter а aucun parti; je ne trouve rien de si effrayant que d'avoir а décider du sort des autres, et je crains également de mettre dans cette occasion-ci la sévérité d'un juge ou la faiblesse d'une mère.

Je me reproche sans cesse d'augmenter vos chagrins, en vous parlant des miens; mais je connais votre cњur: la consolation que vous pourriez donner aux autres deviendrait pour vous la plus grande que vous pussiez recevoir.

Adieu, ma chère et digne amie: j'attends vos deux réponses avec bien de l'impatience.

Paris, ce 13 décembre 17.
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