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Pierre Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses

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Pierre Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses - Page 4 Empty Re: Pierre Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses

Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:12

LETTRE LXXIV

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Eh! depuis quand, mon ami, vous effrayez-vous si facilement? ce Prévan est donc bien redoutable? Mais voyez combien je suis simple et modeste! Je l'ai rencontré souvent, ce superbe vainqueur; а peine l'avais-je regardé! Il ne fallait pas moins que votre Lettre pour m'y faire faire attention. J'ai réparé mon injustice hier. Il était а l'Opéra, presque vis-а-vis de moi, et je m'en suis occupée. Il est joli au moins, mais très joli; des traits fins et délicats! il doit gagner а être vu de près. Et vous dites qu'il veut m'avoir! assurément il me fera honneur et plaisir. Sérieusement, j'en ai fantaisie, et je vous confie ici que j'ai fait les premières démarches. Je ne sais pas si elles réussiront. Voilа le fait.

Il était а deux pas de moi, а la sortie de l'Opéra, et j'ai donné, très haut, rendez-vous а la Marquise de * pour souper le Vendredi chez la Maréchale. C'est, je crois, la seule maison où je peux le rencontrer. Je ne doute pas qu'il m'ait entendue. Si l'ingrat allait n'y pas venir? Mais, dites-moi donc, croyez- vous qu'il vienne? Savez-vous que, s'il n'y vient pas, j'aurai de l'humeur toute la soirée? Vous voyez qu'il ne trouvera pas tant de difficulté а me suivre; et ce qui vous étonnera davantage, c'est qu'il en trouvera moins encore а me plaire. Il veut, dit-il, crever six chevaux а me faire sa cour! Oh! je sauverai la vie а ces chevaux-lа. Je n'aurai jamais la patience d'attendre si longtemps. Vous savez qu'il n'est pas dans mes principes de faire languir, quand une fois je suis décidée, et je le suis pour lui.

Oh! ça, convenez qu'il y a plaisir а me parler raison! Votre avis important n'a-t-il pas un grand succès? Mais que voulez-vous? je végète depuis si longtemps! il y a plus de six semaines que je ne me suis pas permis une gaieté. Celle-lа se présente; puis-je me la refuser? le sujet n'en vaut-il pas la peine? en est-il de plus agréable, dans quelque sens que vous preniez ce mot?

Vous-même, vous êtes forcé de lui rendre justice; vous faites plus que le louer, vous en êtes jaloux. Eh bien! je m'établis juge entre vous deux: mais d'abord, il faut s'instruire, et c'est ce que je veux faire. Je serai juge intègre, et vous serez pesés tous deux dans la même balance. Pour vous, j'ai déjа vos mémoires, et votre affaire est parfaitement instruite. N'est-il pas juste que je m'occupe а présent de votre adversaire? Allons, exécutez-vous de bonne grâce; et, pour commencer, apprenez-moi je vous prie, quelle est cette triple aventure dont il est le héros. Vous m'en parlez, comme si je ne connaissais autre chose, et je n'en sais pas le premier mot. Apparemment elle se sera passée pendant mon voyage а Genève, et votre jalousie vous aura empêché de me l'écrire. Réparez cette faute au plus tôt; songez que rien de ce qui l'intéresse ne m'est étranger . Il me semble bien qu'on en parlait encore а mon retour: mais j'étais occupée d'autre chose, et j'écoute rarement en ce genre tout ce qui n'est pas du jour ou de la veille.

Quand ce que je vous demande vous contrarierait un peu, n'est-ce pas le moindre prix que vous deviez aux soins que je me suis donnés pour vous? ne sont-ce pas eux qui vous ont rapproché de votre Présidente, quand vos sottises vous en avaient éloigné? n'est-ce pas encore moi qui ai remis entre vos mains de quoi vous venger du zèle amer de Madame de Volanges? Vous vous êtes plaint si souvent du temps que vous perdiez а aller chercher vos aventures. A présent vous les avez sous la main. L'amour, la haine, vous n'avez qu'а choisir, tout couche sous le même toit; et vous pouvez, doublant, votre existence, caresser d'une main et frapper de l'autre.

C'est même encore а moi que vous devez l'aventure de la Vicomtesse. J'en suis assez contente: mais, comme vous dites, il faut qu'on en parle: car si l'occasion a pu vous engager, comme je le conçois, а préférer pour le moment le mystère а l'éclat, il faut convenir pourtant que cette femme ne méritait pas un procédé si honnête.

J'ai d'ailleurs а m'en plaindre. Le Chevalier de Belleroche la trouve plus jolie que je ne voudrais; et par beaucoup de raisons, je serai bien aise d'avoir un prétexte pour rompre avec elle: or, il n'en est pas de plus commode, que d'avoir а dire: On ne peut plus voir cette femme-lа.

Adieu, Vicomte; songez que, placé où vous êtes, le temps est précieux: je vais employer le mien а m'occuper du bonheur de Prévan.

Paris, ce 15 septembre l7.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:12

LETTRE LXXV

(Nota: Dans cette Lettre, Cécile Volanges rend compte avec le plus grand détail de tout ce qui est relatif а elle dans les événements que le Lecteur a vus Lettre LIX et suivantes. On a cru devoir supprimer cette répétition. Elle parle enfin du Vicomte de Valmont, et elle exprime ainsi:)

CECILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY

Je t'assure que c'est un homme bien extraordinaire. Maman en dit beaucoup de mal; mais le Chevalier Danceny en dit beaucoup de bien, et je crois que c'est lui qui a raison. Je n'ai jamais vu d'homme aussi adroit. Quand il m'a rendu la Lettre de Danceny, c'était au milieu de tout le monde, et personne n'en a rien vu; il est vrai que j'ai eu bien peur parce que je n'étais prévenue de rien: mais а présent je m'y attendrai. J'ai déjа fort bien compris comment il voulait que je fisse pour lui remettre ma Réponse. Il est bien facile de s'entendre avec lui, car il a un regard qui dit tout ce qu'il veut. Je ne sais pas comment il fait: il me disait dans le billet dont je t'ai parlé qu'il n'aurait pas l'air de s'occuper de moi devant Maman: en effet, on dirait toujours qu'il n'y songe pas; et pourtant toutes les fois que je cherche ses yeux, je suis sûre de les rencontrer tout de suite.

Il y a ici une bonne amie de Maman, que je ne connaissais pas, qui a aussi l'air de ne guère aimer M. de Valmont, quoiqu'il ait bien des attentions pour elle. J'ai peur qu'il ne s'ennuie bientôt de la vie qu'on mène ici, et qu'il ne s'en retourne а Paris; cela serait bien fâcheux. Il faut qu'il ait bien bon cњur d'être venu exprès pour rendre service а son ami et а moi! Je voudrais bien lui en témoigner ma reconnaissance, mais je ne sais comment faire pour lui parler; et quand j'en trouverais l'occasion, je serais si honteuse, que je ne saurais peut-être que lui dire.

Il n'y a que Madame de Merteuil avec qui je parle librement, quand je parle de mon amour. Peut-être même qu'avec toi, а qui je dis tout, si c'était en causant, je serais embarrassée. Avec Danceny lui-même, j'ai souvent senti, comme malgré moi, une certaine crainte qui m'empêchait de lui dire tout ce que je pensais. Je me le reproche bien а présent, et je donnerais tout au monde pour trouver le moment de lui dire une fois, une seule fois, combien je l'aime. M. de Valmont lui a promis que, si je me laissais conduire, il nous procurerait l'occasion de nous revoir. Je ferai bien assez ce qu'il voudra; mais je ne peux pas concevoir que cela soit possible.

Adieu, ma bonne amie, je n'ai plus de place [Mademoiselle de Volanges ayant, peu de temps après, changé de confidente, comme on le verra par la suite de ces Lettres, on ne trouvera plus dans ce Recueil aucune de celles qu'elle a continué d'écrire а son amie du Couvent, elles n'apprendraient rien au Lecteur].

Du Château de ..., ce 14 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:13

LETTRE LXXVI

LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Ou votre Lettre est un persiflage, que je n'ai pas compris; ou vous étiez, en me l'écrivant, dans un délire très dangereux. Si je vous connaissais moins, ma belle amie, je serais vraiment très effrayé; et quoi que vous en puissiez dire, je ne m'effraierais pas trop facilement.

J'ai beau vous lire et vous relire, je n'en suis pas plus avancé; car, de prendre votre Lettre dans le sens naturel qu'elle présente, il n'y a pas moyen. Qu'avez- vous donc voulu dire?

Est-ce seulement qu'il était inutile de se donner tant de soins contre un ennemi si peu redoutable? mais, dans ce cas, vous pourriez avoir tort. Prévan est réellement aimable; il l'est plus que vous ne le croyez; il a surtout le talent très utile d'occuper beaucoup de son amour, par l'adresse qu'il a d'en parler dans le cercle, et devant tout le monde, en se servant de la première conversation qu'il trouve. Il est peu de femmes qui se sauvent alors du piège d'y répondre, parce que toutes ayant des prétentions а la finesse, aucune ne veut perdre l'occasion d'en montrer. Or, vous savez assez que femme qui consent а parler d'amour, finit bientôt par en prendre, ou au moins par se conduire comme si elle en avait. Il gagne encore а cette méthode, qu'il a réellement perfectionnée, d'appeler souvent les femmes elles-mêmes en témoignage de leur défaite; et cela, je vous en parle pour l'avoir vu.

Je n'étais dans le secret que de la seconde main; car jamais je n'ai été lié avec Prévan: mais enfin nous y étions six: et la Comtesse de P*, tout en se croyant bien fine, et ayant l'air en effet, pour tout ce qui n'était pas instruit, de tenir une conversation générale, nous raconta dans le plus grand détail, et comme quoi elle s'était rendue а Prévan, et tout ce qui s'était passé entre eux. Elle faisait ce récit avec une telle sécurité, qu'elle ne fut pas même troublée par un fou rire qui nous prit а tous six en même temps; et je me souviendrai toujours qu'un de nous ayant voulu, pour s'excuser, feindre de douter de ce qu'elle disait, ou plutôt de ce qu'elle avait l'air de dire, elle répondit gravement qu'а coup sûr nous n'étions aucun aussi bien instruits qu'elle; et elle ne craignit pas même de s'adresser а Prévan, pour lui demander si elle s'était trompée d'un mot.

J'ai donc pu croire cet homme dangereux pour tout le monde: mais pour vous, Marquise, ne suffisait-il pas qu'il fût joli, très joli , comme vous le dites vous-même? ou qu'il vous fоt une de ces attaques, que vous vous plaisiez quelquefois а récompenser, sans autre motif que de les trouver bien faites ? ou que vous eussiez trouvé plaisant de vous rendre par une raison quelconque? ou que sais-je? puis-je deviner les mille caprices qui gouvernent la tête d'une femme, et par qui seuls vous tenez encore а votre sexe? A présent que vous êtes avertie du danger, je ne doute pas que vous ne vous en sauviez facilement: mais pourtant fallait-il vous avertir. Je reviens donc а mon texte; qu'avez-vous voulu dire?

Si ce n'est qu'un persiflage sur Prévan, outre qu'il est bien long, ce n'était pas vis-а-vis de moi qu'il était utile; c'est dans le monde qu'il faut lui donner quelque bon ridicule, et je vous renouvelle ma prière а ce sujet.

Ah! je crois tenir le mot de l'énigme! votre Lettre est une prophétie, non de ce que vous ferez, mais de ce qu'il vous croira prête а faire au moment de la chute que vous lui préparez. J'approuve assez ce projet; il exige pourtant de grands ménagements. Vous savez comme moi que, pour l'effet public, avoir un homme ou recevoir ses soins, est absolument la même chose, а moins que cet homme ne soit un sot; et Prévan ne l'est pas, а beaucoup près. S'il peut gagner seulement une apparence, il se vantera, et tout sera dit. Les sots y croiront, les méchants auront l'air d'y croire: quelles seront vos ressources? Tenez, j'ai peur. Ce n'est pas que je doute de votre adresse: mais ce sont les bons nageurs qui se noient.

Je ne me crois pas plus bête qu'un autre; des moyens de déshonorer une femme, j'en ai trouvé cent, j'en ai trouvé mille: mais quand je me suis occupé de chercher comment elle pourrait s'en sauver, je n'en ai jamais vu la possibilité. Vous-même, ma belle amie, dont la conduite est un chef-d'њuvre, cent fois j'ai cru vous voir plus de bonheur que de bien joué.

Mais après tout, je cherche peut-être une raison а ce qui n'en a point. J'admire comment, depuis une heure, je traite sérieusement ce qui n'est, а coup sûr, qu'une plaisanterie de votre part. Vous allez vous moquer de moi! Hé bien! soit; mais dépêchez-vous, et parlons d'autre chose. D'autre chose! je me trompe, c'est toujours de la même; toujours des femmes а avoir ou а perdre, et souvent tous les deux.

J'ai ici, comme vous l'avez fort bien remarqué, de quoi m'exercer dans les deux genres, mais non pas avec la même facilité. Je prévois que la vengeance ira plus vite que l'amour. La petite Volanges est rendue, j'en réponds; elle ne dépend plus que de l'occasion, et je me charge de la faire naоtre. Mais il n'en est pas de même de Madame de Tourvel: cette femme est désolante, je ne la conçois pas; j'ai cent preuves de son amour, mais j'en ai mille de sa résistance; et en vérité, je crains qu'elle ne m'échappe.

Le premier effet qu'avait produit mon retour me faisait espérer davantage. Vous devinez que je voulais en juger par moi-même; et pour m'assurer de voir les premiers mouvements, je ne m'étais fait précéder par personne, et j'avais calculé ma route pour arriver pendant qu'on serait а table. En effet, je tombai des nues, comme une Divinité d'Opéra qui vient faire un dénouement.

Ayant fait assez de bruit en entrant pour fixer les regards sur moi, je pus voir du même coup d'oeil la joie de ma vieille tante, le dépit de Madame de Volanges, et le plaisir décontenancé de sa fille. Ma Belle, par la place qu'elle occupait, tournait le dos а la porte. Occupée dans ce moment а couper quelque chose, elle ne tourna seulement pas la tête: mais j'adressai la parole а Madame de Rosemonde; et au premier mot, la sensible Dévote ayant reconnu ma voix, il lui échappa un cri dans lequel je crus reconnaоtre plus d'amour que de surprise et d'effroi. Je m'étais alors assez avancé pour voir sa figure: le tumulte de son âme, le combat de ses idées et de ses sentiments, s'y peignirent de vingt façons différentes. Je me mis а table а côté d'elle; elle ne savait exactement rien de ce qu'elle faisait ni de ce qu'elle disait. Elle essaya de continuer de manger; il n'y eut pas moyen: enfin, moins d'un quart d'heure après, son embarras et son plaisir devenant plus forts qu'elle, elle n'imagina rien de mieux que de demander permission de sortir de table, et elle se sauva dans le parc, sous le prétexte d'avoir besoin de prendre l'air. Madame de Volanges voulut l'accompagner; la tendre Prude ne le permit pas: trop heureuse, sans doute, de trouver un prétexte pour être seule, et se livrer sans contrainte а la douce émotion de son cњur.

J'abrégeai le dоner le plus qu'il me fut possible. A peine avait-on servi le dessert, que l'infernale Volanges, pressée apparemment du besoin de me nuire, se leva de sa place pour aller trouver la charmante malade: mais j'avais prévu ce projet, et je le traversai. Je feignis donc de prendre ce mouvement particulier pour le mouvement général; et m'étant levé en même temps, la petite Volanges et le Curé du lieu se laissèrent entraоner par ce double exemple; en sorte que Madame de Rosemonde se trouva seule а table avec le vieux Commandeur de T. , et tous deux prirent aussi le parti d'en sortir. Nous allâmes donc tous rejoindre ma Belle, que nous trouvâmes dans le bosquet près du Château; et comme elle avait besoin de solitude et non de promenade, elle aima autant revenir avec nous, que nous faire rester avec elle.

Dès que je fus assuré que Madame de Volanges n'aurait pas l'occasion de lui parler seule, je songeai а exécuter vos ordres, et je m'occupai des intérêts de votre pupille. Aussitôt après le café, je montai chez moi, et j'entrai aussi chez les autres, pour reconnaоtre le terrain; je fis mes dispositions pour assurer la correspondance de la petite; et après ce premier bienfait, j'écrivis un mot pour l'en instruire et lui demander sa confiance; je joignis mon billet а la Lettre de Danceny. Je revins au salon. J'y trouvai ma Belle établie sur une chaise longue dans un abandon délicieux.

Ce spectacle, en éveillant mes désirs, anima mes regards; je sentis qu'ils devaient être tendres et pressants, et je me plaçai de manière а pouvoir en faire usage. Leur premier effet fut de faire baisser les grands yeux modestes de la céleste Prude. Je considérai quelque temps cette figure angélique; puis, parcourant toute sa personne je m'amusais а deviner les contours et les formes а travers un vêtement léger, mais toujours importun. Après être descendu de la tête aux pieds, je remontais des pieds а la tête. Ma belle amie, le doux regard était fixé sur moi; sur-le-champ il se baissa de nouveau, mais voulant en favoriser le retour, je détournai mes yeux. Alors s'établit entre nous cette convention tacite, premier traité de l'amour timide, qui, pour satisfaire le besoin mutuel de se voir, permet aux regards de se succéder en attendant qu'ils se confondent.

Persuadé que ce nouveau plaisir occupait ma Belle tout entière, je me chargeai de veiller а notre commune sûreté: mais après m'être assuré qu'une conversation assez vive nous sauvait des remarques du cercle, je tâchai d'obtenir de ses yeux qu'ils parlassent franchement leur langage. Pour cela je surpris d'abord quelques regards; mais avec tant de réserve, que la modestie n'en pouvait être alarmée; et pour mettre la timide personne plus а son aise, je paraissais moi-même aussi embarrassé qu'elle. Peu а peu nos yeux, accoutumés а se rencontrer, se fixèrent plus longtemps; enfin ils ne se quittèrent plus, et j'aperçus dans les siens cette douce langueur, signal heureux de l'amour et du désir; mais ce ne fut qu'un moment; et bientôt revenue а elle-même, elle changea, non sans quelque honte, son maintien et son regard.

Ne voulant pas qu'elle pût douter que j'eusse remarqué ses divers mouvements, je me levai avec vivacité, en lui demandant, avec l'air de l'effroi, si elle se trouvait mal. Aussitôt tout le monde vint l'entourer. Je les laissai tous passer devant moi; et comme la petite Volanges, qui travaillait а la tapisserie auprès d'une fenêtre, eut besoin de quelque temps pour quitter son métier, je saisis ce moment pour lui remettre la Lettre de Danceny.

J'étais un peu loin d'elle; je jetai l'Epоtre sur ses genoux. Elle ne savait en vérité qu'en faire. Vous auriez trop ri de son air de surprise et d'embarras; pourtant, je ne riais point, car je craignais que tant de gaucherie ne nous trahоt. Mais un coup d'oeil et un geste fortement prononcés lui firent enfin comprendre qu'il fallait mettre le paquet dans sa poche.

Le reste de la journée n'eut rien d'intéressant. Ce qui s'est passé depuis amènera peut-être des événements dont vous serez contente, au moins pour ce qui regarde votre pupille; mais il vaut mieux employer son temps а exécuter ses projets qu'а les raconter. Voilа d'ailleurs la huitième page que j'écris, et j'en suis fatigué; ainsi, adieu.

Vous vous doutez bien, sans que je vous le dise, que la petite a répondu а Danceny [Cette Lettre ne s'est pas retrouvée]. J'ai eu aussi une Réponse de ma Belle, а qui j'avais écrit le lendemain de mon arrivée. Je vous envoie les deux Lettres. Vous les lirez ou vous ne les lirez pas: car ce perpétuel rabâchage, qui déjа ne m'amuse pas trop, doit être bien insipide, pour toute personne désintéressée.

Encore une fois, adieu. Je vous aime toujours beaucoup; mais je vous en prie, si vous me reparlez de Prévan, faites en sorte que je vous entende.

Du Château de ..., ce 17 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:13

LETTRE LXXVII

LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL

D'où peut venir, Madame, le soin cruel que vous mettez а me fuir? comment se peut-il que l'empressement le plus tendre de ma part n'obtienne de la vôtre que des procédés qu'on se permettrait а peine envers l'homme dont on aurait le plus а se plaindre? Quoi! l'amour me ramène а vos pieds; et quand un heureux hasard me place а côté de vous, vous aimez mieux feindre une indisposition, alarmer vos amis, que de consentir а rester près de moi! Combien de fois hier n'avez-vous pas détourné vos yeux pour me priver de la faveur d'un regard? et si un seul instant j'ai pu y voir moins de sévérité, ce moment a été si court qu'il semble que vous ayez voulu moins m'en faire jouir que me faire sentir ce que je perdais а en être privé.

Ce n'est lа, j'ose le dire, ni le traitement que mérite l'amour, ni celui que peut se permettre l'amitié; et toutefois, de ces deux sentiments, vous savez si l'un m'anime, et j'étais, ce me semble, autorisé а croire que vous ne vous refusiez pas а l'autre. Cette amitié précieuse, dont sans doute vous m'avez cru digne, puisque vous avez bien voulu me l'offrir, qu'ai-je donc fait pour l'avoir perdue depuis? me serais-je nui par ma confiance, et me puniriez-vous de ma franchise? ne craignez-vous pas au moins d'abuser de l'une et de l'autre? En effet, n'est-ce pas dans le sein de mon amie, que j'ai déposé le secret de mon cњur? n'est-ce pas vis-а-vis d'elle seule, que j'ai pu me croire obligé de refuser des conditions qu'il me suffisait d'accepter, pour me donner la facilité de ne les pas tenir, et peut-être celle d'en abuser utilement? Voudriez-vous enfin, par une rigueur si peu méritée, me forcer а croire qu'il n'eût fallu que vous tromper pour obtenir plus d'indulgence?

Je ne me repens point d'une conduite que je vous devais, que je me devais а moi-même; mais par quelle fatalité, chaque action louable devient-elle pour moi le signal d'un malheur nouveau?

C'est après avoir donné lieu au seul éloge que vous ayez encore daigné faire de ma conduite, que j'ai eu, pour la première fois, а gémir du malheur de vous avoir déplu. C'est après vous avoir prouvé ma soumission parfaite, en me privant du bonheur de vous voir, uniquement pour rassurer votre délicatesse, que vous avez voulu rompre toute correspondance avec moi, m'ôter ce faible dédommagement d'un sacrifice que vous aviez exigé, et me ravir jusqu'а l'amour qui seul avait pu vous en donner le droit. C'est enfin après vous avoir parlé avec une sincérité que l'intérêt même de cet amour n'a pu affaiblir, que vous me fuyez aujourd'hui comme un séducteur dangereux, dont vous auriez reconnu la perfidie.

Ne vous lasserez-vous donc jamais d'être injuste? Apprenez-moi du moins quels nouveaux torts ont pu vous porter а tant de sévérité, et ne refusez pas de me dicter les ordres que vous voulez que je suive; quand je m'engage а les exécuter, est-ce trop prétendre que de demander а les connaоtre?

De ..., ce 15 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:13

LETTRE LXXVIII

LA PRESIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT

Vous paraissez, Monsieur, surpris de ma conduite, et peu s'en faut même que vous ne m'en demandiez compte, comme ayant le droit de la blâmer. J'avoue que je me serais crue plus autorisée que vous а m'étonner et а me plaindre; mais depuis le refus contenu dans votre dernière réponse, j'ai pris le parti de me renfermer dans une indifférence qui ne laisse plus lieu aux remarques ni aux reproches. Cependant, comme vous me demandez des éclaircissements, et que, grâces au Ciel, je ne sens rien en moi qui puisse m'empêcher de vous les donner, je veux bien entrer encore une fois en explication avec vous.

Qui lirait vos Lettres me croirait injuste ou bizarre. Je crois mériter que personne n'ait cette idée de moi; il me semble surtout que vous étiez moins qu'un autre dans le cas de la prendre. Sans doute, vous avez senti qu'en nécessitant ma justification vous me forciez а rappeler tout ce qui s'est passé entre nous. Apparemment vous avez cru n'avoir qu'а gagner а cet examen: comme, de mon côté, je ne crois pas avoir а y perdre, au moins а vos yeux, je ne crains pas de m'y livrer. Peut-être est-ce, en effet, le seul moyen de connaоtre qui de nous deux a le droit de se plaindre de l'autre.

A compter, Monsieur, du jour de votre arrivée dans ce Château, vous avouerez, je crois, qu'au moins votre réputation m'autorisait а user de quelque réserve avec vous, et que j'aurais pu, sans craindre d'être taxée d'un excès de pruderie, m'en tenir aux seules expressions de la politesse la plus froide. Vous-même m'eussiez traitée avec indulgence, et vous eussiez trouvé simple qu'une femme aussi peu formée n'eût pas même le mérite nécessaire pour apprécier le vôtre. C'était sûrement lа le parti de la prudence; et il m'eût d'autant moins coûté а suivre, que je ne vous cacherai pas que, quand Madame de Rosemonde vint me faire part de votre arrivée, j'eus besoin de me rappeler mon amitié pour elle, et celle qu'elle a pour vous, pour ne pas lui laisser voir combien cette nouvelle me contrariait.

Je conviens volontiers que vous vous êtes montré d'abord sous un aspect plus favorable que je ne l'avais imaginé; mais vous conviendrez а votre tour qu'il a bien peu duré, et que vous vous êtes bientôt lassé d'une contrainte, dont apparemment vous ne vous êtes pas cru suffisamment dédommagé par l'idée avantageuse qu'elle m'avait fait prendre de vous.

C'est alors qu'abusant de ma bonne foi, de ma sécurité, vous n'avez pas craint de m'entretenir d'un sentiment dont vous ne pouviez pas douter que je ne me trouvasse offensée; et moi, tandis que vous ne vous occupiez qu'а aggraver vos torts en les multipliant, je cherchais un motif pour les oublier, en vous offrant l'occasion de les réparer, au moins en partie. Ma demande était si juste que vous-même ne crûtes pas devoir vous y refuser: mais vous faisant un droit de mon indulgence, vous en profitâtes pour me demander une permission, que, sans doute, je n'aurais pas dû accorder, et que pourtant vous avez obtenue. Des conditions qui y furent mises, vous n'en avez tenu aucune; et votre correspondance a été telle, que chacune de vos Lettres me faisait un devoir de ne plus vous répondre. C'est dans le moment même où votre obstination me forçait а vous éloigner de moi que, par une condescendance peut-être blâmable, j'ai tenté le seul moyen qui pouvait me permettre de vous en rapprocher: mais de quel prix est а vos yeux un sentiment honnête? Vous méprisez l'amitié; et dans votre folle ivresse, comptant pour rien les malheurs et la honte, vous ne cherchez que des plaisirs et des victimes.

Aussi léger dans vos démarches qu'inconséquent dans vos reproches, vous oubliez vos promesses, ou plutôt vous vous faites un jeu de les violer, et après avoir consenti а vous éloigner de moi, vous revenez ici sans y être rappelé; sans égard pour mes prières, pour mes raisons, sans avoir même l'attention de m'en prévenir, vous n'avez pas craint de m'exposer а une surprise dont l'effet, quoique bien simple assurément, aurait pu être interprété défavorablement pour moi, par les personnes qui nous entouraient. Ce moment d'embarras que vous aviez fait naоtre, loin de chercher а en distraire, ou а le dissiper, vous avez paru mettre tous vos soins а l'augmenter encore. A table, vous choisissez précisément votre place а côté de la mienne: une légère indisposition me force d'en sortir avant les autres; et au lieu de respecter ma solitude, vous engagez tout le monde а venir la troubler. Rentrée au salon, si je fais un pas, je vous trouve а côté de moi; si je dis une parole, c'est toujours vous qui me répondez. Le mot le plus indifférent vous sert de prétexte pour ramener une conversation que je ne voulais pas entendre, qui pouvait même me compromettre: car enfin, Monsieur, quelque adresse que vous y mettiez, ce que je comprends, je crois que les autres peuvent aussi le comprendre.

Forcée ainsi par vous а l'immobilité et au silence, vous n'en continuez pas moins de me poursuivre; je ne puis lever les yeux sans rencontrer les vôtres. Je suis sans cesse obligée de détourner mes regards; et par une inconséquence bien incompréhensible, vous fixez sur moi ceux du cercle, dans un moment où j'aurais voulu pouvoir même me dérober aux miens.

Et vous vous plaignez de mes procédés! et vous vous étonnez de mon empressement а vous fuir! Ah! blâmez-moi plutôt de mon indulgence, étonnez-vous que je ne sois pas partie au moment de votre arrivée. Je l'aurais dû peut-être, et vous me forcerez а ce parti violent mais nécessaire, si vous ne cessez enfin des poursuites offensantes. Non, je n'oublie point, je n'oublierai jamais ce que je me dois, ce que je dois а des nњuds que j'ai formés, que je respecte et que je chéris; et je vous prie de croire que, si jamais je me trouvais réduite а ce choix malheureux de les sacrifier ou de me sacrifier moi-même, je ne balancerais pas un instant. Adieu, Monsieur.

De ..., ce 16 septembre l7.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:14

LETTRE LXXIX

LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Je comptais aller а la chasse ce matin: mais il fait un temps détestable. Je n'ai pour toute lecture qu'un Roman nouveau, qui ennuierait même une Pensionnaire. On déjeunera au plus tôt dans deux heures: ainsi malgré ma longue Lettre d'hier, je vais encore causer avec vous. Je suis bien sûr de ne pas vous ennuyer, car je vous parlerai du très joli Prévan .

Comment n'avez-vous pas su sa fameuse aventure, celle qui a séparé les inséparables . Je parie que vous vous la rappellerez au premier mot. La voici pourtant, puisque vous la désirez.

Vous vous souvenez que tout Paris s'étonnait que trois femmes, toutes trois jolies, ayant toutes trois les mêmes talents, et pouvant avoir les mêmes prétentions, restassent intimement liées entre elles depuis le moment de leur entrée dans le monde. On crut d'abord en trouver la raison dans leur extrême timidité: mais bientôt, entourées d'une cour nombreuse dont elles partageaient les hommages, et éclairées sur leur valeur par l'empressement et les soins dont elles étaient l'objet, leur union n'en devint pourtant que plus forte; et l'on eût dit que le triomphe de l'une était toujours celui des deux autres. On espérait au moins que le moment de l'amour amènerait quelque rivalité. Nos agréables se disputaient l'honneur d'être la pomme de discorde; et moi-même, je me serais mis alors sur les rangs, si la grande faveur où la Comtesse de ... s'éleva dans ce même temps, m'eût permis de lui être infidèle avant d'avoir obtenu l'agrément que je demandais.

Cependant nos trois Beautés, dans le même carnaval, firent leur choix comme de concert; et loin qu'il excitât les orages qu'on s'en était promis, il ne fit que rendre leur amitié plus intéressante, par le charme des confidences.

La foule des prétendants malheureux se joignit alors а celle des femmes jalouses, et la scandaleuse constance fut soumise а la censure publique. Les uns prétendaient que dans cette société des inséparables (ainsi la nommait-on alors), la loi fondamentale était la communauté de biens, et que l'amour même y était soumis; d'autres assuraient que les trois Amants, exempts de rivaux, ne l'étaient pas de rivales: on alla même jusqu'а dire qu'ils n'avaient été admis que par décence, et n'avaient obtenu qu'un titre sans fonction.

Ces bruits, vrais ou faux, n'eurent pas l'effet qu'on s'en était promis. Les trois couples, au contraire, sentirent qu'ils étaient perdus s'ils se séparaient dans ce moment; ils prirent le parti de faire tête а l'orage. Le public, qui se lasse de tout, se lassa bientôt d'une satire infructueuse. Emporté par sa légèreté naturelle, il s'occupa d'autres objets: puis, revenant а celui-ci avec son inconséquence ordinaire, il changea la critique en éloge. Comme ici tout est de mode, l'enthousiasme gagna; il devenait un vrai délire, lorsque Prévan entreprit de vérifier ces prodiges, et de fixer sur eux l'opinion publique et la sienne.

Il rechercha donc ces modèles de perfection. Admis facilement dans leur société, il en tira un favorable augure. Il savait assez que les gens heureux ne sont pas d'un accès si facile. Il vit bientôt, en effet, que ce bonheur si vanté était, comme celui des Rois, plus envié que désirable. Il remarqua que, parmi ces prétendus inséparables, on commençait а rechercher les plaisirs du dehors, qu'on s'y occupait même de distraction; et il en conclut que les liens d'amour ou d'amitié étaient déjа relâchés ou rompus, et que ceux de l'amour- propre et de l'habitude conservaient seuls quelque force.

Cependant les femmes, que le besoin rassemblait, conservaient entre elles l'apparence de la même intimité: mais les hommes, plus libres dans leurs démarches, retrouvaient des devoirs а remplir ou des affaires а suivre; ils s'en plaignaient encore, mais ne s'en dispensaient plus, et rarement les soirées étaient complètes.

Cette conduite de leur part fut profitable а l'assidu Prévan, qui, placé naturellement auprès de la délaissée du jour, trouvait а offrir alternativement, et selon les circonstances, le même hommage aux trois amies. Il sentit facilement que faire un choix entre elles, c'était se perdre; que la fausse honte de se trouver la première infidèle effaroucherait la préférée; que la vanité blessée des deux autres les rendrait ennemies du nouvel Amant, et qu'elles ne manqueraient pas de déployer contre lui la sévérité des grands principes; enfin, que la jalousie ramènerait а coup sûr les soins d'un rival qui pouvait être encore а craindre. Tout fût devenu obstacle; tout devenait facile dans son triple projet; chaque femme était indulgente, parce qu'elle y était intéressée, chaque homme, parce qu'il croyait ne pas l'être.

Prévan, qui n'avait alors qu'une seule femme а sacrifier, fut assez heureux pour qu'elle prоt de la célébrité. Sa qualité d'étrangère et l'hommage d'un grand Prince assez adroitement, refusé avaient fixé sur elle l'attention de la Cour et de la Ville; son Amant en partageait l'honneur, et en profita auprès de ses nouvelles Maоtresses. La seule difficulté était de mener de front ces trois intrigues, dont la marche devait forcément se régler sur la plus tardive; en effet, je tiens d'un de ses confidents que sa plus grande peine fut d'en arrêter une, qui se trouva prête а éclore près de quinze jours avant les autres.

Enfin le grand jour arriva. Prévan, qui avait obtenu les trois aveux, se trouvait déjа maоtre des démarches, et les régla comme vous allez voir. Des trois maris, l'un était absent, l'autre partait le lendemain au point du jour, le troisième était а la Ville. Les inséparables amies devaient souper chez la veuve future; mais le nouveau Maоtre n'avait pas permis que les anciens Serviteurs y fussent invités. Le matin même de ce jour, il fait trois lots des Lettres de sa Belle, il accompagne l'un du portrait qu'il avait reçu d'elle le second d'un chiffre amoureux qu'elle-même avait peint, le troisième d'une boucle de ses cheveux; chacune reçut pour complet ce tiers de sacrifice, et consentit, en échange, а envoyer а l'Amant disgracié une Lettre éclatante de rupture.

C'était beaucoup; ce n'était pas assez. Celle dont le mari était а la Ville ne pouvait disposer que de la journée; il fut convenu qu'une feinte indisposition la dispenserait d'aller souper chez son amie, et que la soirée serait toute а Prévan: la nuit fut accordée par celle dont le mari fut absent et le point du jour, moment du départ du troisième époux, fut marqué par la dernière, pour l'heure du Berger.

Prévan qui ne néglige rien, court ensuite chez la belle étrangère, y porte et y fait naоtre l'humeur dont il avait besoin, et n'en sort qu'après avoir établi une querelle qui lui assure vingt-quatre heures de liberté. Ses dispositions ainsi faites, il rentra chez lui, comptant prendre quelque repos; d'autres affaires l'y attendaient.

Les Lettres de rupture avaient été un coup de lumière pour les Amants disgraciés: chacun d'eux ne pouvait douter qu'il n'eût été sacrifié а Prévan; et le dépit d'avoir été joué, se joignant а l'humeur que donne presque toujours la petite humiliation d'être quitté, tous trois, sans se communiquer, mais comme de concert, avaient résolu d'en avoir raison, et pris le parti de la demander а leur fortuné rival.

Celui-ci trouva donc chez lui les trois cartels; il les accepta loyalement: mais ne voulant perdre ni les plaisirs, ni l'éclat de cette aventure, il fixa les rendez- vous au lendemain matin, et les assigna tous les trois au même lieu et а la même heure. Ce fut а une des portes du bois de Boulogne.

Le soir venu, il courut sa triple carrière avec un succès égal; au moins s'est-il vanté depuis que chacune de ses nouvelles Maоtresses avait reçu trois fois le gage et le serment de son amour. Ici, comme vous le jugez bien, les preuves manquent а l'histoire; tout ce que peut faire l'Historien impartial, c'est de faire remarquer au Lecteur incrédule que la vanité et l'imagination exaltées peuvent enfanter des prodiges, et de plus, que la matinée qui devait suivre une si brillante nuit, paraissait devoir dispenser de ménagement pour l'avenir. Quoi qu'il en soit, les faits suivants ont plus de certitude.

Prévan se rendit exactement au rendez-vous qu'il avait indiqué; il y trouva ses trois rivaux, un peu surpris de leur rencontre, et peut-être chacun d'eux déjа consolé en partie, en se voyant des compagnons d'infortune. Il les aborda d'un air affable et cavalier, et leur tint ce discours, qu'on m'a rendu fidèlement:

" Messieurs, leur dit-il, en vous trouvant rassemblés ici, vous avez deviné sans doute que vous aviez tous trois le même sujet de plainte contre moi. Je suis prêt а vous rendre raison. Que le sort décide, entre vous, qui des trois tentera le premier une vengeance а laquelle vous avez tous un droit égal. Je n'ai amené ici ni second, ni témoins. Je n'en ai point pris pour l'offense; je n'en demande point pour la réparation. " Puis cédant а son caractère joueur: " Je sais, ajouta-t-il, qu'on gagne rarement le sept et le va ; mais quel que soit le sort qui m'attend, on a toujours assez vécu, quand on a eu le temps d'acquérir l'amour des femmes et l'estime des hommes. "

Pendant que ses adversaires étonnés se regardaient en silence, et que leur délicatesse calculait peut-être que ce triple combat ne laissait pas la partie égale, Prévan reprit la parole: " Je ne vous cache pas, continua-t-il donc, que la nuit que je viens de passer m'a cruellement fatigué. Il serait généreux а vous de me permettre de réparer mes forces. J'ai donné mes ordres pour qu'on tоnt ici un déjeuner prêt; faites-moi l'honneur de l'accepter. Déjeunons ensemble, et surtout déjeunons gaiement. On peut se battre pour de semblables bagatelles; mais elles ne doivent pas, je crois, altérer notre humeur. "

Le déjeuner fut accepté. Jamais, dit-on, Prévan ne fut plus aimable. Il eut l'adresse de n'humilier aucun de ses rivaux; de leur persuader que tous eussent eu facilement les mêmes succès, et surtout de les faire convenir qu'ils n'en eussent pas plus que lui laissé échapper l'occasion. Ces faits une fois avoués, tout s'arrangeait de soi-même. Aussi le déjeuner n'était-il pas fini, qu'on y avait déjа répété dix fois que de pareilles femmes ne méritaient pas que d'honnêtes gens se battissent pour elles. Cette idée amena la cordialité; le vin la fortifia; si bien que peu de moments après, ce ne fut pas assez de n'avoir plus de rancune, on se jura amitié sans réserve.

Prévan, qui sans doute aimait bien autant ce dénouement que l'autre, ne voulait pourtant y rien perdre de sa célébrité. En conséquence, pliant adroitement ses projets aux circonstances: " En effet, dit-il aux trois offensés, ce n'est pas de moi, mais de vos infidèles Maоtresses que vous avez а vous venger. Je vous en offre l'occasion. Déjа je ressens, comme vous-mêmes, une injure que bien tôt je partagerai: car si chacun de vous n'a pu parvenir а en fixer une seule, puis-je espérer de les fixer toutes trois? Votre querelle devient la mienne. Acceptez pour ce soir un souper dans ma petite maison, et j'espère ne pas différer plus long temps votre vengeance. " On voulut le faire expliquer: mais lui, avec ce ton de supériorité que la circonstance l'autorisait а prendre: " Messieurs, répondit-il, je crois vous avoir prouvé que j'avais quelque esprit de conduite; reposez-vous sur moi. " Tous consentirent; et après avoir embrassé leur nouvel ami, ils se séparèrent jusqu'au soir, en attendant l'effet de ses promesses.

Celui-ci, sans perdre de temps, retourne а Paris, et va, suivant l'usage, visiter ses nouvelles conquêtes. Il obtint de toutes trois qu'elles viendraient le soir même souper en tête-а-tête а sa petite maison. Deux d'entre elles firent bien quelques difficultés, mais que reste-t-il а refuser le lendemain? Il donna le rendez-vous а une heure de distance, temps nécessaire а ses projets. Après ces préparatifs, il se retira, fit avertir les trois autres conjurés, et tous quatre allèrent gaiement attendre leurs victimes.

On entend arriver la première. Prévan se présente seul, la reçoit avec l'air de l'empressement, la conduit jusque dans le sanctuaire dont elle se croyait la Divinité; puis, disparaissant sur un léger prétexte, il se fait remplacer aussitôt par l'Amant outragé.

Vous jugez que la confusion d'une femme qui n'a point encore l'usage des aventures rendait, en ce moment, le triomphe bien facile: tout reproche qui ne fut pas fait fut compté pour une grâce; et l'esclave fugitive, livrée de nouveau а son ancien maоtre, fut trop heureuse de pouvoir espérer son pardon, en reprenant sa première chaоne. Le traité de paix se ratifia dans un lieu plus solitaire, et la scène, restée vide, fut alternativement remplie par les autres Acteurs, а peu près de la même manière, et surtout avec le même dénouement.

Chacune des femmes pourtant se croyait encore seule en jeu. Leur étonnement et leur embarras augmentèrent, quand, au moment du souper, les trois couples se réunirent; mais la confusion fut au comble, quand Prévan, qui reparut au milieu de tous, eut la cruauté de faire aux trois infidèles des excuses, qui, en livrant leur secret, leur apprenaient entièrement jusqu'а quel point elles avaient été jouées.

Cependant on se mit а table, et peu après la contenance revint: les hommes se livrèrent, les femmes se soumirent. Tous avaient la haine dans le cњur; mais les propos n'en étaient pas moins tendres: la gaieté éveilla le désir, qui, а son tour, lui prêta de nouveaux charmes. Cette étonnante orgie dura jusqu'au matin; et quand on se sépara, les femmes durent se croire pardonnées: mais les hommes, qui avaient conservé leur ressentiment, firent dès le lendemain une rupture qui n'eut point de retour; et non contents de quitter leurs légères Maоtresses, ils achevèrent leur vengeance, en publiant leur aventure. Depuis ce temps, une d'elles est au Couvent, et les deux autres languissent exilées dans leurs Terres.

Voilа l'histoire de Prévan; c'est а vous de voir si vous voulez ajouter а sa gloire, et vous atteler а son char de triomphe. Votre Lettre m'a vraiment donné de l'inquiétude, et j'attends avec impatience une réponse plus sage et plus claire а la dernière que je vous ai écrite.

Adieu, ma belle amie, méfiez-vous des idées plaisantes ou bizarres qui vous séduisent toujours trop facilement. Songez que, dans la carrière que vous courez, l'esprit ne suffit pas, qu'une seule imprudence y devient un mal sans remède. Souffrez enfin que la prudente amitié soit quelquefois le guide de vos plaisirs.

Adieu. Je vous aime pourtant comme si vous étiez raisonnable.

De ..., ce 18 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:14

LETTRE LXXX

LE CHEVALIER DANCENY A CECILE VOLANGES

Cécile, ma chère Cécile, quand viendra le temps de nous revoir? qui m'apprendra а vivre loin de vous? qui m'en donnera la force et le courage? Jamais, non, jamais, je ne pourrai supporter cette fatale absence. Chaque jour ajoute а mon malheur et n'y point voir de terme! Valmont qui m'avait promis des secours, des consolations, Valmont me néglige, et peut-être m'oublie. Il est auprès de ce qu'il aime; il ne sait plus ce qu'on souffre quand on en est éloigné. En me faisant passer votre dernière Lettre, il ne m'a point écrit. C'est lui pourtant qui doit m'apprendre quand je pourrai vous voir et par quel moyen. N'a-t-il donc rien а me dire? Vous-même, vous ne m'en parlez pas, serait-ce que vous n'en partagez plus le désir? Ah! Cécile, Cécile, je suis bien malheureux. Je vous aime plus que jamais: mais cet amour, qui fait le charme de ma vie, en devient le tourment.

Non, je ne peux plus vivre ainsi, il faut que je vous voie, il le faut, ne fût-ce qu'un moment. Quand je me lève, je me dis; " Je ne la verrai pas. " Je me couche en disant: " Je ne l'ai point vue. " Les journées si longues n'ont pas un moment pour le bonheur. Tout est privation, tout est regret, tout est désespoir; et tous ces maux me viennent d'où j'attendais tous mes plaisirs! Ajoutez а ces peines mortelles mon inquiétude sur les vôtres, et vous aurez une idée de ma situation. Je pense а vous sans cesse, et n'y pense jamais sans trouble. Si je vous vois affligée, malheureuse, je souffre de tous vos chagrins; si je vous vois tranquille et consolée, ce sont les miens qui redoublent. Partout je trouve le malheur.

Ah! qu'il n'en était pas ainsi, quand vous habitiez les mêmes lieux que moi! Tout alors était plaisir. La certitude de vous voir embellissait même les moments de l'absence; le temps qu'il fallait passer loin de vous m'approchait de vous en s'écoulant. L'emploi que j'en faisais ne vous était jamais étranger. Si je remplissais des devoirs, ils me rendaient plus digne de vous; si je cultivais quelque talent, j'espérais vous plaire davantage. Lors même que les distractions du monde m'emportaient loin de vous, je n'en étais point séparé. Au Spectacle, je cherchais а deviner ce qui vous aurait plu; un concert me rappelait vos talents et nos si douces occupations.

Dans le cercle, comme aux promenades, je saisissais la plus légère ressemblance. Je vous comparais а tout; partout vous aviez l'avantage. Chaque moment du jour était marqué par un hommage nouveau, et chaque soir j'en apportais le tribut а vos pieds.

A présent, que me reste-t-il? des regrets douloureux, des privations éternelles, et un léger espoir que le silence de Valmont diminue, que le vôtre change en inquiétude. Dix lieues seulement nous séparent, et cet espace si facile а franchir devient pour moi seul un obstacle insurmontable! et quand, pour m'aider а le vaincre, j'implore mon ami, ma Maоtresse, tous deux restent froids et tranquilles! Loin de me secourir, ils ne me répondent même pas.

Qu'est donc devenue l'amitié active de Valmont? que sont devenus, surtout, vos sentiments si tendres, et qui vous rendaient si ingénieuse pour trouver les moyens de nous voir tous les jours? Quelquefois, je m'en souviens, sans cesser d'en avoir le désir, je me trouvais forcé de le sacrifier а des considérations, а des devoirs; que ne me disiez-vous pas alors? par combien de prétextes ne combattiez-vous pas mes raisons! Et qu'il vous en souvienne, ma Cécile, toujours mes raisons cédaient а vos désirs. Je ne m'en fais point un mérite! je n'avais pas même celui du sacrifice. Ce que vous désiriez d'obtenir, je brûlais de l'accorder. Mais enfin je demande а mon tour: et quelle est cette demande? de vous voir un moment, de vous renouveler et de recevoir le serment d'un amour éternel. N'est-ce donc plus votre bonheur comme le mien? Je repousse cette idée désespérante, qui mettrait le comble а mes maux. Vous m'aimez, vous m'aimerez toujours; je le crois, j'en suis sûr, je ne veux jamais en douter: mais ma situation est affreuse et je ne puis la soutenir plus longtemps. Adieu, Cécile.

Paris, ce 18 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:16

LETTRE LXXXI

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Que vos craintes me causent de pitié! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous! et vous voulez m'enseigner, me conduire? Ah! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous а moi! Non, tout l'orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l'intervalle qui nous sépare. Parce que vous ne pourriez exécuter mes projets, vous les jugez impossibles! Etre orgueilleux et faible, il te sied bien de vouloir calculer mes moyens et juger de mes ressources! Au vrai, Vicomte, vos conseils m'ont donné de l'humeur, et je ne puis vous le cacher.

Que pour masquer votre incroyable gaucherie auprès de votre Présidente, vous m'étaliez comme un triomphe d'avoir déconcerté un moment cette femme timide et qui vous aime, j'y consens; d'en avoir obtenu un regard, un seul regard, je souris et vous le passe. Que sentant, malgré vous, le peu de valeur de votre conduite, vous espériez la dérober а mon attention, en me flattant de l'effort sublime de rapprocher deux enfants qui, tous deux, brûlent de se voir, et qui, soit dit en passant, doivent а moi seule l'ardeur de ce désir, je le veux bien encore.

Qu'enfin vous vous autorisiez de ces actions d'éclat, pour me dire d'un ton doctoral qu'il vaut mieux employer son temps а exécuter ses projets qu'а les raconter ; cette vanité ne me nuit pas, et je la pardonne. Mais que vous puissiez croire que j'aie besoin de votre prudence, que je m'égarerais en ne déférant pas а vos avis, que je dois leur sacrifier un plaisir, une fantaisie: en vérité, Vicomte, c'est aussi vous trop enorgueillir de la confiance que je veux bien avoir en vous!

Et qu'avez-vous donc fait que je n'aie surpassé mille fois? Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes: mais quelles difficultés avez-vous eues а vaincre? quels obstacles а surmonter? où est le mérite qui soit véritablement а vous? Une belle figure, pur effet du hasard; des grâces, que l'usage donne presque toujours, de l'esprit а la vérité, mais auquel du jargon suppléerait au besoin; une impudence assez louable, mais peut-être uniquement due а la facilité de vos premiers succès; si je ne me trompe, voilа tous vos moyens: car, pour la célébrité que vous avez pu acquérir, vous n'exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup l'art de faire naоtre ou de saisir l'occasion d'un scandale.

Quant а la prudence, а la finesse, je ne parle pas de moi: mais quelle femme n'en aurait pas plus que vous? Eh! votre Présidente vous mène comme un enfant.

Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. Pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu'а nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d'en faire un continuel usage!

Supposons, j'y consens, que vous mettiez autant d'adresse а nous vaincre, que nous а nous défendre ou а céder, vous conviendrez au moins qu'elle vous devient inutile après le succès. Uniquement occupé de votre nouveau goût, vous vous y livrez sans crainte, sans réserve: ce n'est pas а vous que sa durée importe.

En effet, ces liens réciproquement donnés et reçus, pour parler le jargon de l'amour, vous seul pouvez, а votre choix, les resserrer ou les rompre: heureuses encore, si dans votre légèreté, préférant le mystère а l'éclat, vous vous contentez d'un abandon humiliant, et ne faites pas de l'idole de la veille la victime du lendemain.

Mais qu'une femme infortunée sente la première le poids de sa chaоne, quels risques n'a-t-elle pas а courir, si elle tente de s'y soustraire, si elle ose seulement la soulever? Ce n'est qu'en tremblant qu'elle essaie d'éloigner d'elle l'homme que son cњur repousse avec effort. S'obstine-t-il а rester, ce qu'elle accordait а l'amour, il faut le livrer а la crainte:

Ses bras s'ouvrent encor, quand son cњur est fermé.

Sa prudence doit dénouer avec adresse ces mêmes liens que vous auriez rompus. A la merci de son ennemi, elle est sans ressource, s'il est sans générosité: et comment en espérer de lui, lorsque, si quelquefois on le loue d'en avoir, jamais pourtant on ne le blâme d'en manquer?

Sans doute, vous ne nierez pas ces vérités que leur évidence a rendues triviales. Si cependant vous m'avez vue, disposant des événements et des opinions, faire de ces hommes si redoutables le jouet de mes caprices ou de mes fantaisies; ôter aux uns la volonté, aux autres la puissance de me nuire; si j'ai su tour а tour, et suivant mes goûts mobiles, attacher а ma suite ou rejeter loin de moi

Ces Tyrans détrônés devenus mes esclaves

[On ne sait si ce vers, ainsi que celui qui se trouve plus haut, Ses bras s'ouvrent encor, quand son cњur est fermé , sont des citations d'Ouvrages peu connus; ou s'ils font partie de la prose de Madame de Merteuil. Ce qui le ferait croire, c'est la multitude de fautes de ce genre qui se trouvent dans toutes les Lettres de cette correspondance. Celles du Chevalier Danceny sont les seules qui en soient exemptes: peut-être que, comme il s'occupait quelquefois de Poésie, son oreille plus exercée lui faisait éviter plus facilement ce défaut.] si, au milieu de ces révolutions fréquentes, ma réputation s'est pourtant conservée pure; n'avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe et maоtriser le vôtre, j'avais su me créer des moyens inconnus jusqu'а moi?

Ah! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes а délire, et qui se disent а sentiment; dont l'imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête; qui, n'ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l'amour et l'Amant; qui, dans leur folle illusion, croient que celui-lа seul avec qui elles ont cherché le plaisir en est l'unique dépositaire; et vraies superstitieuses, ont pour le Prêtre le respect et la foi qui n'est dû qu'а la Divinité.

Craignez encore pour celles qui, plus vaines que prudentes, ne savent pas au besoin consentir а se faire quitter.

Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles, et dont l'amour s'empare si facilement et avec tant de puissance; qui sentent le besoin de s'en occuper encore, même lorsqu'elles n'en jouissent pas; et s'abandonnant sans réserve а la fermentation de leurs idées, enfantent par elles ces Lettres si douces, mais si dangereuses а écrire; et ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse а l'objet qui les cause: imprudentes, qui, dans leur Amant actuel, ne savent pas voir leur ennemi futur.

Mais moi, qu'ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées? quand m'avez-vous vue m'écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer а mes principes? je dis mes principes, et je le dis а dessein: car ils ne sont pas comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, ils sont le fruit de mes profondes réflexions; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage.

Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j'étais vouée par état au silence et а l'inaction, j'ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu'on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu а la vérité les discours qu'on s'empressait а me tenir, je recueillais avec soin ceux qu'on cherchait а me cacher.

Cette utile curiosité, en servant а m'instruire, m'apprit encore а dissimuler: forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m'entouraient, j'essayai de guider les miens а mon gré; j'obtins dès lors de prendre а volonté ce regard distrait que vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m'étudiais а prendre l'air de la sérénité, même celui de la joie; j'ai porté le zèle jusqu'а me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d'une joie inattendue. C'est ainsi que j'ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.

J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt: mais je n'avais а moi que ma pensée, et je m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j'en essayai l'usage: non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m'amusais а me montrer sous des formes différentes; sûre de mes gestes, j'observais mes discours; je réglai les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies: dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu'il m'était utile de laisser voir.

Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l'expression des figures et le caractère des physionomies; et j'y gagnai ce coup d'oeil pénétrant, auquel l'expérience m'a pourtant appris а ne pas me fier entièrement; mais qui, en tout, m'a rarement trompée.

Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjа les talents auxquels la plus grande partie de nos Politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.

Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais а deviner l'amour et ses plaisirs: mais n'ayant jamais été au Couvent, n'ayant point de bonne amie, et surveillée par une mère vigilante, je n'avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer; la nature même, dont assurément je n'ai eu qu'а me louer depuis, ne me donnait encore aucun indice. On eût dit qu'elle travaillait en silence а perfectionner son ouvrage. Ma tête seule fermentait; je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir; le désir de m'instruire m'en suggéra les moyens.

Je sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet, sans me compromettre, était mon Confesseur. Aussitôt je pris mon parti; je surmontai ma petite honte; et me vantant d'une faute que je n'avais pas commise, je m'accusai d'avoir fait tout ce que font les femmes . Ce fut mon expression; mais en parlant ainsi je ne savais en vérité quelle idée j'exprimais. Mon espoir ne fut ni tout а fait trompé, ni entièrement rempli, la crainte de me trahir m'empêchait de m'éclairer: mais le bon Père me fit le mal si grand que j'en conclus que le plaisir devait être extrême; et au désir de le connaоtre succéda celui de le goûter.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:17

(suite)


Je ne sais où ce désir m'aurait conduite; et alors dénuée d'expérience, peut- être une seule occasion m'eût perdue: heureusement pour moi, ma mère m'annonça peu de jours après que j'allais me marier; sur-le-champ la certitude de savoir éteignit ma curiosité, et j'arrivai vierge entre les bras de M. de Merteuil.

J'attendais avec sécurité le moment qui devait m'instruire, et j'eus besoin de réflexion pour montrer de l'embarras et de la crainte. Cette première nuit, dont on se fait pour l'ordinaire une idée si cruelle ou si douce ne me présentait qu'une occasion d'expérience: douleur et plaisir, j'observai tout exactement, et ne voyais dans ces diverses sensations que des faits а recueillir et а méditer.

Ce genre d'étude parvint bientôt а me plaire: mais fidèle а mes principes, et sentant peut-être par instinct, que nul ne devait être plus loin de ma confiance que mon mari, je résolus, par cela seul que j'étais sensible, de me montrer impassible а ses yeux. Cette froideur apparente fut par la suite le fondement inébranlable de son aveugle confiance: j'y joignis, par une seconde réflexion, l'air d'étourderie qu'autorisait mon âge; et jamais il ne me jugea plus enfant que dans les moments où je le jouais avec plus d'audace.

Cependant, je l'avouerai, je me laissai d'abord entraоner par le tourbillon du monde, et je me livrai tout entière а ses distractions futiles. Mais au bout de quelques mois, M. de Merteuil m'ayant menée а sa triste campagne, la crainte de l'ennui fit revenir le goût de l'étude; et ne m'y trouvant entourée que de gens dont la distance avec moi me mettait а l'abri de tout soupçon, j'en profitai pour donner un champ plus vaste а mes expériences. Ce fut lа, surtout, que je m'assurai que l'amour que l'on nous vante comme la cause de nos plaisirs n'en est au plus que le prétexte.

La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de si douces occupations; il fallut le suivre а la Ville, où il venait chercher des secours. Il mourut, comme vous savez, peu de temps après; et quoique а tout prendre, je n'eusse pas а me plaindre de lui, je n'en sentis pas moins vivement le prix de la liberté qu'allait me donner mon veuvage, et je me promis bien d'en profiter.

Ma mère comptait que j'entrerais au Couvent, ou reviendrais vivre avec elle. Je refusai l'un et l'autre parti; et tout ce que j'accordai а la décence fut de retourner dans cette même campagne où il me restait bien encore quelques observations а faire.

Je les fortifiai par le secours de la lecture: mais ne croyez pas qu'elle fût toute du genre que vous la supposez. J'étudiai nos mњurs dans les Romans; nos opinions dans les Philosophes; je cherchai même dans les Moralistes les plus sévères ce qu'ils exigeaient de nous, et je m'assurai ainsi de ce qu'on pouvait faire, de ce qu'on devait penser et de ce qu'il fallait paraоtre. Une fois fixée sur ces trois objets, le dernier seul présentait quelques difficultés dans son exécution; j'espérai les vaincre et j'en méditai les moyens.

Je commençais а m'ennuyer de mes plaisirs rustiques, trop peu variés pour ma tête active; je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l'amour; non pour le ressentir а la vérité, mais pour l'inspirer et le feindre. En vain m'avait-on dit et avais-je lu qu'on ne pouvait feindre ce sentiment, je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre а l'esprit d'un Auteur le talent d'un Comédien. Je m'exerçai dans les deux genres, et peut- être avec quelque succès: mais au lieu de rechercher les vains applaudissements du Théâtre, je résolus d'employer а mon bonheur ce que tant d'autres sacrifiaient а la vanité.

Un an se passa dans ces occupations différentes. Mon deuil me permettant alors de reparaоtre, je revins а la Ville avec mes grands projets; je ne m'attendais pas au premier obstacle que j'y rencontrai.

Cette longue solitude, cette austère retraite avaient jeté sur moi un vernis de pruderie qui effrayait nos plus agréables; ils se tenaient а l'écart, et me laissaient livrée а une foule d'ennuyeux, qui tous prétendaient а ma main. L'embarras n'était pas de les refuser; mais plusieurs de ces refus déplaisaient а ma famille, et je perdais dans ces tracasseries intérieures le temps dont je m'étais promis un si charmant usage. Je fus donc obligée, pour rappeler les uns et éloigner les autres, d'afficher quelques inconséquences, et d'employer а nuire а ma réputation le soin que je comptais mettre а la conserver. Je réussis facilement, comme vous pouvez croire. Mais n'étant emportée par aucune passion, je ne fis que ce que je jugeai nécessaire et mesurai avec prudence les doses de mon étourderie.

Dès que j'eus touché le but que je voulais atteindre, je revins sur mes pas, et fis honneur de mon amendement а quelques-unes de ces femmes qui, dans l'impuissance d'avoir des prétentions а l'agrément, se rejettent sur celles du mérite et de la vertu. Ce fut un coup de partie qui me valut plus que je n'avais espéré. Ces reconnaissantes Duègnes s'établirent mes apologistes; et leur zèle aveugle pour ce qu'elles appelaient leur ouvrage fut porté au point qu'au moindre propos qu'on se permettait sur moi, tout le parti Prude criait au scandale et а l'injure. Le même moyen me valut encore le suffrage de nos femmes а prétentions, qui, persuadées que je renonçais а courir la même carrière qu'elles, me choisirent pour l'objet de leurs éloges, toutes les fois qu'elles voulaient prouver qu'elles ne médisaient pas de tout le monde.

Cependant ma conduite précédente avait ramené les Amants; et pour me ménager entre eux et mes fidèles protectrices, je me montrai comme une femme sensible, mais difficile, а qui l'excès de sa délicatesse fournissait des armes contre l'amour.

Alors je commençai а déployer sur le grand Théâtre les talents que je m'étais donnés. Mon premier soin fut d'acquérir le renom d'invincible. Pour y parvenir, les hommes qui ne me plaisaient point furent toujours les seuls dont j'eus l'air d'accepter les hommages. Je les employais utilement а me procurer les honneurs de la résistance, tandis que je me livrais sans crainte а l'Amant préféré. Mais, celui-lа, ma feinte timidité ne lui a jamais permis de me suivre dans le monde; et les regards du cercle ont été, ainsi, toujours fixés sur l'Amant malheureux.

Vous savez combien je me décide vite: c'est pour avoir observé que ce sont presque toujours les soins antérieurs qui livrent le secret des femmes. Quoi qu'on puisse faire, le ton n'est jamais le même, avant ou après le succès. Cette différence n'échappe point а l'observateur attentif et j'ai trouvé moins dangereux de me tromper dans le choix, que de le laisser pénétrer. Je gagne encore par lа d'ôter les vraisemblances, sur lesquelles seules on peut nous juger.

Ces précautions et celle de ne jamais écrire, de ne livrer jamais aucune preuve de ma défaite, pouvaient paraоtre excessives, et ne m'ont jamais paru suffisantes. Descendue dans mon cњur, j'y ai étudié celui des autres. J'y ai vu qu'il n'est personne qui n'y conserve un secret qu'il lui importe qui ne soit point dévoilé: vérité que l'Antiquité paraоt avoir mieux connue que nous, et dont l'histoire de Samson pourrait n'être qu'un ingénieux emblème. Nouvelle Dalila, j'ai toujours, comme elle, employé ma puissance а surprendre ce secret important. Hé! de combien de nos Samsons modernes, ne tiens-je pas la chevelure sous le ciseau! et ceux-lа, j'ai cessé de les craindre; ce sont les seuls que je me sois permis d'humilier quelquefois. Plus souple avec les autres, l'art de les rendre infidèles pour éviter de leur paraоtre volage, une feinte amitié, une apparente confiance, quelques procédés généreux, l'idée flatteuse et que chacun conserve d'avoir été mon seul Amant, m'ont obtenu leur discrétion. Enfin, quand ces moyens m'ont manqué, j'ai su, prévoyant mes ruptures, étouffer d'avance, sous le ridicule ou la calomnie, la confiance que ces hommes dangereux auraient pu obtenir.

Ce que je vous dis lа, vous me le voyez pratiquer sans cesse; et vous doutez de ma prudence! Hé bien! rappelez-vous le temps où vous me rendоtes vos premiers soins: jamais hommage ne me flatta autant; je vous désirais avant de vous avoir vu. Séduite par votre réputation, il me semblait que vous manquiez а ma gloire; je brûlais de vous combattre corps а corps. C'est le seul de mes goûts qui ait jamais pris un moment d'empire sur moi. Cependant, si vous eussiez voulu me perdre; quels moyens eussiez-vous trouvés? de vains discours qui ne laissent aucune trace après eux, que votre réputation même eût aidé а rendre suspects, et une suite de faits sans vraisemblance, dont le récit sincère aurait eu l'air d'un Roman mal tissu. A la vérité, je vous ai depuis livré tous mes secrets: mais vous savez quels intérêts nous unissent, et si de nous deux, c'est moi qu'on doit taxer d'imprudence. [On saura dans la suite, Lettre CLII, non pas le secret de M. de Valmont а peu près de quel genre il était; et le Lecteur sentira qu'on n'a pas pu l'éclaircir davantage sur cet objet]

Puisque je suis en train de vous rendre compte, je veux le faire exactement. Je vous entends d'ici me dire que je suis au moins а la merci de ma Femme de chambre; en effet, si elle n'a pas le secret de mes sentiments, elle a celui de mes actions. Quand vous m'en parlâtes jadis, je vous répondis seulement que j'étais sûre d'elle; et la preuve que cette réponse suffit alors а votre tranquillité, c'est que vous lui avez confié depuis, et pour votre compte, des secrets assez dangereux. Mais а présent que Prévan vous donne de l'ombrage, et que la tête vous en tourne, je me doute bien que vous ne me croyez plus sur parole. Il faut donc vous édifier.

Premièrement, cette fille est ma sњur de lait, et ce lien qui ne nous en paraоt pas un, n'est pas sans force pour les gens de cet état: de plus, j'ai son secret, et mieux encore; victime d'une folie de l'amour, elle était perdue si je ne l'eusse sauvée. Ses parents, tout hérissés d'honneur, ne voulaient pas moins que la faire enfermer. Ils s'adressèrent а moi. Je vis, d'un coup d'oeil, combien leur courroux pouvait m'être utile. Je le secondai, et sollicitai l'ordre, que j'obtins. Puis passant tout а coup au parti de la clémence auquel j'amenai ses parents, et profitant de mon crédit auprès du vieux Ministre, je les fis tous consentir а me laisser dépositaire de cet ordre, et maоtresse d'en arrêter ou demander l'exécution, suivant que je jugerais du mérite de la conduite future de cette fille. Elle sait donc que j'ai son sort entre les mains, et quand, par impossible, ces moyens puissants ne l'arrêteraient point, n'est-il pas évident que sa conduite dévoilée et sa punition authentique ôteraient bientôt toute créance а ses discours?

A ces précautions que j'appelle fondamentales, s'en joignent mille autres, ou locales ou d'occasion, que la réflexion et l'habitude font trouver au besoin; dont le détail serait minutieux, mais dont la pratique est importante, et qu'il faut vous donner la peine de recueillir dans l'ensemble de ma conduite, si vous voulez parvenir а les connaоtre.

Mais de prétendre que je me sois donné tant de soins pour n'en pas retirer de fruits; qu'après m'être autant élevée au-dessus des autres femmes par mes travaux pénibles, je consente а ramper comme elles dans ma marche, entre l'imprudence et la timidité; que surtout je pusse redouter un homme au point de ne plus voir mon salut que dans la fuite? Non, Vicomte; jamais. Il faut vaincre ou périr. Quant а Prévan, je veux l'avoir et je l'aurai; il veut le dire, et il ne le dira pas: en deux mots, voilа notre Roman. Adieu.

De ..., ce 20 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:17

LETTRE LXXXII

CECILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY

Mon Dieu, que votre Lettre m'a fait de peine! J'avais bien besoin d'avoir tant d'impatience de la recevoir! J'espérais y trouver de la consolation, et voilа que je suis plus affligée qu'avant de l'avoir reçue. J'ai bien pleuré en la lisant: ce n'est pas cela que je vous reproche; j'ai déjа bien pleuré des fois а cause de vous, sans que ça me fasse de la peine. Mais cette fois-ci, ce n'est pas la même chose.

Qu'est-ce donc que vous voulez dire, que votre amour devient un tourment pour vous, que vous ne pouvez plus vivre ainsi, ni soutenir plus longtemps votre situation? Est-ce que vous allez cesser de m'aimer, parce que cela n'est pas si agréable qu'autrefois? Il me semble que je ne suis pas plus heureuse que vous, bien au contraire; et pourtant je ne vous aime que davantage. Si M. de Valmont ne vous a pas écrit, ce n'est pas ma faute; je n'ai pas pu l'en prier, parce que je n'ai pas été seule avec lui, et que nous sommes convenus que nous ne nous parlerions jamais devant le monde: et ça, c'est encore pour vous; afin qu'il puisse faire le plus tôt ce que vous désirez. Je ne dis pas que je ne le désire pas aussi, et vous devez en être bien sûr: mais comment voulez- vous que je fasse? Si vous croyez que c'est facile, trouvez donc le moyen, je ne demande pas mieux.

Croyez-vous qu'il me soit bien agréable d'être grondée tous les jours par Maman, elle qui auparavant ne me disait jamais rien, bien au contraire? A présent, c'est pis que si j'étais au Couvent. Je m'en consolais pourtant en songeant que c'était pour vous; il y avait même des moments où je trouvais que j'en étais bien aise; mais quand je vois que vous êtes fâché aussi, et ça sans qu'il y ait du tout de ma faute, je deviens plus chagrine que pour tout ce qui vient de m'arriver jusqu'ici.

Rien que pour recevoir vos Lettres, c'est un embarras, que si M. de Valmont n'était pas aussi complaisant et aussi adroit qu'il l'est, je ne saurais comment faire; et pour vous écrire, c'est plus difficile encore. De toute la matinée, je n'ose pas, parce que Maman est tout près de moi, et qu'elle vient а tout moment dans ma chambre. Quelquefois je le peux l'après-midi; sous prétexte de chanter ou de jouer de la harpe; encore faut-il que j'interrompe а chaque ligne pour qu'on entende que j'étudie. Heureusement ma Femme de chambre s'endort quelquefois le soir, et je lui dis que je me coucherai bien toute seule, afin qu'elle s'en aille et me laisse de la lumière. Et puis, il faut que je me mette sous mon rideau, pour qu'on ne puisse pas voir de clarté, et puis que j'écoute au moindre bruit pour pouvoir tout cacher dans mon lit, si on venait. Je voudrais que vous y fussiez, pour voir! Vous verriez bien qu'il faut bien aimer pour faire ça. Enfin, il est bien vrai que je fais tout ce que je peux, et que je voudrais en pouvoir faire davantage.

Assurément, je ne refuse pas de vous dire que je vous aime et que je vous aimerai toujours; jamais je ne l'ai dit de meilleur cњur; et vous êtes fâché! Vous m'aviez pourtant bien assuré, avant que je vous l'eusse dit, que cela suffisait pour vous rendre heureux. Vous ne pouvez pas le nier: c'est dans vos Lettres. Quoique je ne les aie plus, je m'en souviens comme quand je les lisais tous les jours. Et parce que nous voilа absents, vous ne pensez plus de même! Mais cette absence ne durera pas toujours, peut-être? Mon Dieu, que je suis malheureuse! et c'est bien vous qui en êtes cause!

A propos de vos Lettres, j'espère que vous avez gardé celles que Maman m'a prises, et qu'elle vous a renvoyées; il faudra bien qu'il vienne un temps où je ne serai plus si gênée qu'а présent, et vous me les rendrez toutes. Comme je serai heureuse, quand je pourrai les garder toujours, sans que personne ait rien а y voir! A présent, je les remets а M. de Valmont, parce qu'il y aurait trop а risquer autrement: malgré cela je ne lui en rends jamais, que cela ne me fasse bien de la peine.

Adieu, mon cher ami. Je vous aime de tout mon cњur. Je vous aimerai toute ma vie. J'espère qu'а présent vous n'êtes plus fâché; et si j'en étais sûre, je ne le serais plus moi-même. Ecrivez-moi le plus tôt que vous pourrez, car je sens que jusque-lа je serai toujours triste.

Du Château de ce 21 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:17

LETTRE LXXXIII

LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL

De grâce, Madame, renouons cet entretien si malheureusement rompu! Que je puisse achever de vous prouver combien je diffère de l'odieux portrait qu'on vous avait fait de moi; que je puisse, surtout, jouir encore de cette aimable confiance que vous commenciez а me témoigner! Que de charmes vous savez prêter а la vertu! comme vous embellissez et faites chérir tous les sentiments honnêtes! Ah! c'est lа votre séduction; c'est la plus forte; c'est la seule qui soit, а la fois, puissante et respectable.

Sans doute il suffit de vous voir, pour désirer de vous plaire; de vous entendre dans le cercle, pour que ce désir augmente. Mais celui qui a le bonheur de vous connaоtre davantage, qui peut quelquefois lire dans votre âme, cède bientôt а un plus noble enthousiasme, et pénétré de vénération comme d'amour, adore en vous l'image de toutes les vertus. Plus fait qu'un autre, peut-être, pour les aimer et les suivre, entraоné par quelques erreurs qui m'avaient éloigné d'elles, c'est vous qui m'en avez rapproché, qui m'en avez de nouveau fait sentir tout le charme: me ferez-vous un crime de ce nouvel amour? blâmerez-vous votre ouvrage? Vous reprocheriez-vous même l'intérêt que vous pourriez y prendre? Quel mal peut-on craindre d'un sentiment si pur, et quelles douceurs n'y aurait-il pas а le goûter?

Mon amour vous effraie, vous le trouvez violent, effréné? Tempérez-le par un amour plus doux; ne refusez pas l'empire que je vous offre, auquel je jure de ne jamais me soustraire, et qui, j'ose le croire, ne serait pas entièrement perdu pour la vertu. Quel sacrifice pourrait me paraоtre pénible, sûr que votre cњur m'en garderait le prix? Quel est donc l'homme assez malheureux pour ne pas savoir jouir des privations qu'il s'impose; pour ne pas préférer un mot, un regard accordés, а toutes les jouissances qu'il pourrait ravir ou surprendre! et vous avez cru que j'étais cet homme-lа! et vous m'avez craint! Ah! pourquoi votre bonheur ne dépend-il pas de moi? comme je me vengerais de vous, en vous rendant heureuse! Mais ce doux empire, la stérile amitié ne le produit pas; il n'est dû qu'а l'amour.

Ce mot vous intimide! et pourquoi? un attachement plus tendre, une union plus forte, une seule pensée; le même bonheur comme les mêmes peines, qu'y a-t-il donc lа d'étranger а votre âme? Tel est pourtant l'amour! tel est au moins celui que vous inspirez et que je ressens! C'est lui surtout, qui, calculant sans intérêt, sait apprécier les actions sur leur mérite et non sur leur valeur; trésor inépuisable des âmes sensibles, tout devient précieux, fait par lui ou pour lui.

Ces vérités si faciles а saisir, si douces а pratiquer, qu'ont-elles donc d'effrayant? Quelles craintes peut aussi vous causer un homme sensible, а qui l'amour ne permet plus un autre bonheur que le vôtre? C'est aujourd'hui l'unique vњu que je forme: je sacrifierai tout pour le remplir, excepté le sentiment qui l'inspire; et ce sentiment lui-même, consentez а le partager, et vous le réglerez а votre choix. Mais ne souffrons plus qu'il nous divise, lorsqu'il devrait nous réunir. Si l'amitié que vous m'avez offerte n'est pas un vain mot; si, comme vous me le disiez hier, c'est le sentiment le plus doux que votre âme connaisse; que ce soit elle qui stipule entre nous, je ne la récuserai point: mais juge de l'amour, qu'elle consente а l'écouter; le refus de l'entendre deviendrait une injustice, et l'amitié n'est point injuste.

Un second entretien n'aura pas plus d'inconvénients que le premier: le hasard peut encore en fournir l'occasion; vous pourriez vous-même en indiquer le moment. Je veux croire que j'ai tort; n'aimerez-vous pas mieux me ramener que me combattre, et doutez-vous de ma docilité? Si ce tiers importun ne fût pas venu nous interrompre, peut-être serais-je déjа entièrement revenu а votre avis; qui sait jusqu'où peut aller votre pouvoir?

Vous le dirai-je? cette puissance invincible, а laquelle je me livre sans oser la calculer, ce charme irrésistible, qui vous rend souveraine de mes pensées comme de mes actions, il m'arrive quelquefois de les craindre. Hélas! cet entretien que je vous demande, peut-être est-ce а moi а le redouter! peut-être après, enchaоné par mes promesses, me verrai-je réduit а brûler d'un amour que je sens bien qui ne pourra s'éteindre, sans oser même implorer votre secours! Ah! Madame, de grâce, n'abusez pas de votre empire! Mais quoi! si vous devez en être plus heureuse, si je dois vous en paraоtre plus digne de vous, quelles peines ne sont pas adoucies par ces idées consolantes! Oui, je le sens; vous parler encore, c'est vous donner contre moi de plus fortes armes; c'est me soumettre plus entièrement а votre volonté. Il est plus aisé de se défendre contre vos Lettres; ce sont bien vos mêmes discours, mais vous n'êtes pas lа pour leur prêter des forces. Cependant, le plaisir de vous entendre m'en fait braver le danger: au moins aurai-je ce bonheur d'avoir tout fait pour vous, même contre moi; et mes sacrifices deviendront un hommage. Trop heureux de vous prouver de mille manières, comme je le sens de mille façons, que, sans m'en excepter, vous êtes, vous serez toujours l'objet le plus cher а mon cњur.

Du Château de ce 23 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:18

LETTRE LXXXIV

LE VICOMTE DE VALMONT A CECILE VOLANGES

Vous avez vu combien nous avons été contrariés hier. De toute la journée je n'ai pas pu vous remettre la Lettre que j'avais pour vous; j'ignore si j'y trouverai plus de facilité aujourd'hui. Je crains de vous compromettre, en y mettant plus de zèle que d'adresse; et je ne me pardonnerais pas une imprudence qui vous deviendrait si fatale, et causerait le désespoir de mon ami, en vous rendant éternellement malheureuse. Cependant je connais les impatiences de l'amour; je sens combien il doit être pénible, dans votre situation, d'éprouver quelque retard а la seule consolation que vous puissiez goûter dans ce moment. A force de m'occuper des moyens d'écarter les obstacles, j'en ai trouvé un dont l'exécution sera aisée, si vous y mettez quelque soin.

Je crois avoir remarqué que la clef de la porte de votre Chambre, qui donne sur le corridor, est toujours sur la cheminée de votre Maman. Tout deviendrait facile avec cette clef, vous devez bien le sentir; mais а son défaut, je vous en procurerai une semblable, et qui la suppléera. Il me suffira, pour y parvenir, d'avoir l'autre une heure ou deux а ma disposition. Vous devez trouver aisément l'occasion de la prendre, et pour qu'on ne s'aperçoive pas qu'elle manque, j'en joins ici une а moi, qui est assez semblable, pour qu'on n'en voie pas la différence, а moins qu'on ne l'essaie; ce qu'on ne tentera pas. Il faudra seulement que vous ayez soin d'y mettre un ruban, bleu et passé, comme celui qui est а la vôtre.

Il faudrait tâcher d'avoir cette clef pour demain ou après-demain, а l'heure du déjeuner; parce qu'il vous sera plus facile de me la donner alors, et qu'elle pourra être remise а sa place pour le soir, temps où votre Maman pourrait y faire plus d'attention. Je pourrai vous la rendre au moment du dоner, si nous nous entendons bien.

Vous savez que quand on passe du salon а la salle а manger, c'est toujours Madame de Rosemonde qui marche la dernière. Je lui donnerai la main. Vous n'aurez qu'а quitter votre métier de tapisserie lentement, ou bien laisser tomber quelque chose, de façon а rester en arrière: vous saurez bien alors prendre la clef, que j'aurai soin de tenir derrière moi. Il ne faudra pas négliger, aussitôt après l'avoir prise, de rejoindre ma vieille tante, et de lui faire quelques caresses. Si par hasard vous laissiez tomber cette clef, n'allez pas vous déconcerter; je feindrai que c'est moi, et je vous réponds de tout.

Le peu de confiance que vous témoigne votre Maman et ses procédés si durs envers vous autorisent de reste cette petite supercherie. C'est au surplus le seul moyen de continuer а recevoir les Lettres de Danceny, et а lui faire passer les vôtres; tout autre est réellement trop dangereux, et pourrait vous perdre tous deux sans ressource: aussi ma prudente amitié se reprocherait-elle de les employer davantage.

Une fois maоtres de la clef, il nous restera quelques précautions а prendre contre le bruit de la porte et de la serrure: mais elles sont bien faciles. Vous trouverez, sous la même armoire où j'avais mis votre papier, de l'huile et une plume. Vous allez quelquefois chez vous а des heures où vous y êtes seule: il faut en profiter pour huiler la serrure et les gonds. La seule attention а avoir, est de prendre garde aux taches qui déposeraient contre vous. Il faudra aussi attendre que la nuit soit venue, parce que, si cela se fait avec l'intelligence dont vous êtes capable, il n'y paraоtra plus le lendemain matin.

Si pourtant on s'en aperçoit, n'hésitez pas а dire que c'est le Frotteur du Château. Il faudrait, dans ce cas, spécifier le temps, même les discours qu'il vous aura tenus: comme par exemple, qu'il prend ce soin contre la rouille, pour toutes les serrures dont on ne fait pas usage. Car vous sentez qu'il ne serait pas vraisemblable que vous eussiez été témoin de ce tracas sans en demander la cause. Ce sont ces petits détails qui donnent la vraisemblance, et la vraisemblance rend les mensonges sans conséquence, en ôtant le désir de les vérifier.

Après que vous aurez lu cette Lettre, je vous prie de la relire, et même de vous en occuper: d'abord, c'est qu'il faut bien savoir ce qu'on veut bien faire; ensuite, pour vous assurer que je n'ai rien omis. Peu accoutumé а employer la finesse pour mon compte, je n'en ai pas grand usage; il n'a pas même fallu moins que ma vive amitié pour Danceny, et l'intérêt que vous inspirez, pour me déterminer а me servir de ces moyens, quelque innocents qu'ils soient. Je hais tout ce qui a l'air de la tromperie; c'est lа mon caractère. Mais vos malheurs m'ont touché au point que je tenterai tout pour les adoucir.

Vous pensez bien que, cette communication une fois établie entre nous, il me sera bien plus facile de vous procurer, avec Danceny, l'entretien qu'il désire. Cependant ne lui parlez pas encore de tout ceci; vous ne feriez qu'augmenter son impatience, et le moment de la satisfaire n'est pas encore tout а fait venu. Vous lui devez, je crois, de la calmer plutôt que de l'aigrir. Je m'en rapporte lа- dessus а votre délicatesse. Adieu, ma belle pupille: car vous êtes ma pupille. Aimez un peu votre tuteur, et surtout ayez avec lui de la docilité; vous vous en trouverez bien. Je m'occupe de votre bonheur, et soyez sûre que j'y trouverai le mien.

De ..., ce 24 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:18

LETTRE LXXXV

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Enfin vous serez tranquille et surtout vous me rendrez justice. Ecoutez, et ne me confondez plus avec les autres femmes. J'ai mis а fin mon aventure avec Prévan; а fin ! entendez-vous bien ce que cela veut dire? A présent vous allez juger qui de lui ou de moi pourra se vanter. Le récit ne sera pas si plaisant que l'action: aussi ne serait-il pas juste que, tandis que vous n'avez fait que raisonner bien ou mal sur cette affaire, il vous en revоnt autant de plaisir qu'а moi, qui y donnais mon temps et ma peine.

Cependant, si vous avez quelque grand coup а faire, si vous devez tenter quelque entreprise où ce Rival dangereux vous paraisse а craindre, arrivez. Il vous laisse le champ libre, au moins pour quelque temps; peut-être même ne se relèvera-t-il jamais du coup que je lui ai porté.

Que vous êtes heureux de m'avoir pour amie! Je suis pour vous une Fée bienfaisante. Vous languissez loin de la Beauté qui vous engage; je dis un mot, et vous vous retrouvez auprès d'elle. Vous voulez vous venger d'une femme qui vous nuit; je vous marque l'endroit où vous devez frapper et la livre а votre discrétion. Enfin, pour écarter de la lice un concurrent redoutable, c'est encore moi que vous invoquez, et je vous exauce. En vérité, si vous ne passez pas votre vie а me remercier, c'est que vous êtes un ingrat. Je reviens а mon aventure et la reprends d'origine.

Le rendez-vous, donné si haut, а la sortie de l'Opéra [Voyez la Lettre LXXIV], fut entendu comme je l'avais espéré. Prévan s'y rendit; et quand la Maréchale lui dit obligeamment qu'elle se félicitait de le voir deux fois de suite а ses jours, il eut soin de répondre que depuis Mardi soir il avait défait mille arrangements, pour pouvoir ainsi disposer de cette soirée. A bon entendeur, salut! Comme je voulais pourtant savoir, avec plus de certitude, si j'étais ou non le véritable objet de cet empressement flatteur, je voulus forcer le soupirant nouveau de choisir entre moi et son goût dominant. Je déclarai que je ne jouerais point; en effet, il trouva, de son côté, mille prétextes pour ne pas jouer; et mon premier triomphe fut sur le lansquenet.

Je m'emparai de l'Evêque de ... pour ma conversation; je le choisis а cause de sa liaison avec le héros du jour, а qui je voulais donner toute facilité de m'aborder. J'étais bien aise aussi d'avoir un témoin respectable qui pût, au besoin, déposer de ma conduite et de mes discours. Cet arrangement réussit.

Après les propos vagues et d'usage, Prévan, s'étant bientôt rendu maоtre de la conversation, prit tour а tour différents tons, pour essayer celui qui pourrait me plaire. Je refusai celui du sentiment, comme n'y croyant pas; j'arrêtai par mon sérieux sa gaieté qui me parut trop légère pour un début; il se rabattit sur la délicate amitié; et ce fut sous ce drapeau banal que nous commençâmes notre attaque réciproque.

Au moment du souper, l'Evêque, ne descendait pas; Prévan me donna donc la main, et se trouva naturellement placé а table а côté de moi. Il faut être juste; il soutint avec beaucoup d'adresse notre conversation particulière, en ne paraissant s'occuper que de la conversation générale, dont il eut l'air de faire tous les frais. Au dessert, on parla d'une Pièce nouvelle qu'on devait donner le Lundi suivant aux Français. Je témoignai quelques regrets de n'avoir pas ma loge; il m'offrit la sienne que je refusai d'abord, comme cela se pratique: а quoi il répondit assez plaisamment que je ne l'entendais pas, qu'а coup sûr il ne ferait pas le sacrifice de sa loge а quelqu'un qu'il ne connaissait pas, mais qu'il m'avertissait seulement que Madame la Maréchale en disposerait. Elle se prêta а cette plaisanterie, et j'acceptai.

Remonté au salon, il demanda, comme vous pouvez croire, une place dans cette loge; et comme la Maréchale, qui le traite avec beaucoup de bonté, la lui promit s'il était sage , il en prit l'occasion d'une de ces conversations а double entente, pour lesquelles vous m'avez vanté son talent. En effet, s'étant mis а ses genoux, comme un enfant soumis, disait-il, sous prétexte de lui demander ses avis et d'implorer sa raison, il dit beaucoup de choses flatteuses et assez tendres, dont il m'était facile de me faire l'application. Plusieurs personnes ne s'étant pas remises au jeu l'après-souper, la conversation fut plus générale et moins intéressante: mais nos yeux parlèrent beaucoup. Je dis nos yeux: je devrais dire les siens; car les miens n'eurent qu'un langage, celui de la surprise. Il dut penser que je m'étonnais et m'occupais excessivement de l'effet prodigieux qu'il faisait sur moi. Je crois que je le laissai fort satisfait; je n'étais pas moins contente.

Le Lundi suivant, je fus aux Français, comme nous en étions convenus. Malgré votre curiosité littéraire, je ne puis vous rien dire du Spectacle, sinon que Prévan a un talent merveilleux pour la cajolerie, et que la Pièce est tombée: voilа tout ce que j'y ai appris. Je voyais avec peine finir cette soirée, qui réellement me plaisait beaucoup; et pour la prolonger, j'offris а la Maréchale de venir souper chez moi: ce qui me fournit le prétexte de le proposer а l'aimable Cajoleur, qui ne demanda que le temps de courir, pour se dégager, jusque chez les Comtesses de P. [Voyez la lettre LXX]. Ce nom me rendit toute ma colère; je vis clairement qu'il allait commencer les confidences: je me rappelai vos sages conseils et me promis bien de poursuivre l'aventure; sûre que je le guérirais de cette dangereuse indiscrétion.

Etranger dans ma société, qui ce soir-lа était peu nombreuse, il me devait les soins d'usage; aussi, quand on alla souper, m'offrit-il la main. J'eus la malice, en l'acceptant, de mettre dans la mienne un léger frémissement, et d'avoir, pendant ma marche, les yeux baissés et la respiration haute. J'avais l'air de pressentir ma défaite, et de redouter mon vainqueur. Il le remarqua а merveille; aussi le traоtre changea-t-il sur-le-champ de ton et de maintien. Il était galant, il devint tendre. Ce n'est pas que les propos ne fussent а peu près les mêmes; la circonstance y forçait: mais son regard, devenu moins vif, était plus caressant; l'inflexion de sa voix plus douce; son sourire n'était plus celui de la finesse, mais du contentement. Enfin dans ses discours, éteignant peu а peu le feu de la saillie, l'esprit fit place а la délicatesse. Je vous le demande, qu'eussiez-vous fait de mieux?

De mon côté, je devins rêveuse, а tel point qu'on fut forcé de s'en apercevoir, et quand on m'en fit le reproche, j'eus l'adresse de m'en défendre maladroitement, et de jeter sur Prévan un coup d'oeil prompt, mais timide et déconcerté, et propre а lui faire croire que toute ma crainte était qu'il ne devinât la cause de mon trouble.

Après souper, je profitai du temps où la bonne Maréchale contait une de ces histoires qu'elle conte toujours, pour me placer sur mon Ottomane, dans cet abandon que donne une tendre rêverie. Je n'étais pas fâchée que Prévan me vоt ainsi; il m'honora, en effet, d'une attention toute particulière. Vous jugez bien que mes timides regards n'osaient chercher les yeux de mon vainqueur: mais dirigés vers lui d'une manière plus humble, ils m'apprirent bientôt que j'obtenais l'effet que je voulais produire. Il fallait encore lui persuader que je le partageais: aussi, quand la Maréchale annonça qu'elle allait se retirer, je m'écriai d'une voix molle et tendre: " Ah Dieu! j'étais si bien lа! " Je me levai pourtant: mais avant de me séparer d'elle, je lui demandai ses projets, pour avoir un prétexte de dire les miens et de faire savoir que je resterais chez moi le surlendemain. Lа-dessus tout le monde se sépara. Alors je me mis а réfléchir. Je ne doutais pas que Prévan ne profitât de l'espèce de rendez-vous que je venais de lui donner; qu'il n'y vоnt d'assez bonne heure pour me trouver seule, et que l'attaque ne fût vive: mais j'étais bien sûre aussi, d'après ma réputation, qu'il ne me traiterait pas avec cette légèreté que, pour peu qu'on ait d'usage, on n'emploie qu'avec les femmes а aventures, ou celles qui n'ont aucune expérience; et je voyais mon succès certain s'il prononçait le mot d'amour, s'il avait la prétention, surtout, de l'obtenir de moi. Qu'il est commode d'avoir affaire а vous autres gens а principes ! quelquefois un brouillon d'Amoureux vous déconcerte par sa timidité ou vous embarrasse par ses fougueux transports; c'est une fièvre qui, comme l'autre, a ses frissons et son ardeur, et quelquefois varie dans ses symptômes. Mais votre marche réglée se devine si facilement! L'arrivée, le maintien, le ton, les discours, je savais tout dès la veille. Je ne vous rendrai donc pas notre conversation que vous suppléerez aisément. Observez seulement que, dans ma feinte défense, je l'aidais de tout mon pouvoir: embarras, pour lui donner le temps de parler; mauvaises raisons, pour être combattues; crainte et méfiance, pour ramener les protestations; et ce refrain perpétuel de sa part, je ne vous demande qu'un mot ; et ce silence de la mienne, qui semble ne le laisser attendre que pour le faire désirer davantage; au travers de tout cela, une main cent fois prise, qui se retire toujours et ne se refuse jamais. On passerait ainsi tout un jour; nous y passâmes une mortelle heure: nous y serions peut-être encore si nous n'avions entendu entrer un carrosse dans ma cour. Cet heureux contretemps rendit, comme de raison, ses instances plus vives; et moi, voyant le moment arrivé, où j'étais а l'abri de toute surprise, après m'être préparée par un long soupir, j'accordai le mot précieux. On annonça, et peu de temps après, j'eus un cercle assez nombreux.

Prévan me demanda de venir le lendemain matin, et j'y consentis: mais soigneuse de me défendre, j'ordonnai а ma Femme de chambre de rester tout le temps de cette visite dans ma chambre а coucher, d'où vous savez qu'on voit tout ce qui se passe dans mon cabinet de toilette, et ce fut lа que je le reçus. Libres dans notre conversation, et ayant tous deux le même désir, nous fûmes bientôt d'accord: mais il fallait se défaire de ce spectateur importun; c'était où je l'attendais.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:19

(suite)

Alors, lui faisant а mon gré le tableau de ma vie intérieure, je lui persuadai aisément que nous ne trouverions jamais un moment de liberté; et qu'il fallait regarder comme une espèce de miracle, celle dont nous avions joui hier, qui même laisserait encore des dangers trop grands pour m'y exposer, puisque а tout moment on pouvait entrer dans mon salon. Je ne manquai pas d'ajouter que tous ces usages s'étaient établis, parce que, jusqu'а ce jour, ils ne m'avaient jamais contrariée; et j'insistai en même temps sur l'impossibilité de les changer, sans me compromettre aux yeux de mes Gens. Il essaya de s'attrister, de prendre de l'humeur, de me dire que j'avais peu d'amour; et vous devinez combien tout cela me touchait! Mais voulant frapper le coup décisif, j'appelai les larmes а mon secours. Ce fut exactement le Zaïre, vous pleurez . Cet empire qu'il se crut sur moi, et l'espoir qu'il en conçut de me perdre а son gré, lui tinrent lieu de tout l'amour d'Orosmane.

Ce coup de théâtre passé, nous revоnmes aux arrangements. Au défaut du jour, nous nous occupâmes de la nuit: mais mon Suisse devenait un obstacle insurmontable, et je ne permettais pas qu'on essayât de le gagner. Il me proposa la petite porte de mon jardin: mais je l'avais prévu, et j'y créai un chien qui, tranquille et silencieux le jour, était un vrai démon la nuit. La facilité avec laquelle j'entrai dans tous ces détails était bien propre а l'enhardir; aussi vint-il а me proposer l'expédient le plus ridicule, et ce fut celui que j'acceptai.

D'abord, son Domestique était sûr comme lui-même: en cela il ne trompait guère, l'un l'était bien autant que l'autre. J'aurais un grand souper chez moi; il y serait, il prendrait son temps pour sortir seul. L'adroit confident appellerait la voiture, ouvrirait la portière; et lui Prévan, au lieu de monter, s'esquiverait adroitement. Son cocher ne pouvait s'en apercevoir en aucune façon; ainsi sorti pour tout le monde, et cependant resté chez moi, il s'agissait de savoir s'il pourrait parvenir а mon appartement. J'avoue que d'abord mon embarras fut de trouver, contre ce projet, d'assez mauvaises raisons pour qu'il pût avoir l'air de les détruire; il y répondit par des exemples. A l'entendre, rien n'était plus ordinaire que ce moyen; lui-même s'en était beaucoup servi; c'était même celui dont il faisait le plus d'usage, comme le moins dangereux.

Subjuguée par ces autorités irrécusables, je convins, avec candeur, que j'avais bien un escalier dérobé qui conduisait très près de mon boudoir; que je pouvais y laisser la clef, et qu'il lui serait possible de s'y enfermer, et d'attendre, sans beaucoup de risques, que mes Femmes fussent retirées; et puis, pour donner plus de vraisemblance а mon consentement, le moment d'après je ne voulais plus, je ne revenais а consentir qu'а condition d'une soumission parfaite, d'une sagesse... Ah! quelle sagesse! Enfin je voulais bien lui prouver mon amour, mais non pas satisfaire le sien.

La sortie, dont j'oubliais de vous parler, devait se faire par la petite porte du jardin: il ne s'agissait que d'attendre le point du jour, le Cerbère ne dirait plus mot. Pas une âme ne passe а cette heure-lа, et les gens sont dans le plus fort du sommeil. Si vous vous étonnez de ce tas de mauvais raisonnements, c'est que vous oubliez notre situation réciproque. Qu'avions-nous besoin d'en faire de meilleurs? Il ne demandait pas mieux que tout cela se sût, et moi, j'étais bien sûre qu'on ne le saurait pas. Le jour fixé fut au surlendemain.

Remarquez que voilа une affaire arrangée, et que personne n'a encore vu Prévan dans ma société. Je le rencontre а souper chez une de mes amies, il lui offre sa loge pour une pièce nouvelle, et j'y accepte une place. J'invite cette femme а souper, pendant le Spectacle et devant Prévan; je ne puis presque pas me dispenser de lui proposer d'en être. Il accepte et me fait, deux jours après, une visite que l'usage exige. Il vient, а la vérité, me voir le lendemain matin: mais, outre que les visites du matin ne marquent plus, il ne tient qu'а moi de trouver celle-ci trop leste; et je le mets en effet dans la classe des gens moins liés avec moi, par une invitation écrite, pour un souper de cérémonie. Je puis bien dire comme Annette: Mais voilа tout, pourtant! Le jour fatal arrivé, ce jour où je devais perdre ma vertu et ma réputation, je donnai mes instructions а ma fidèle Victoire, et elle les exécuta comme vous le verrez bientôt.

Cependant le soir vint. J'avais déjа beaucoup de monde chez moi, quand on y annonça Prévan. Je le reçus avec une politesse marquée, qui constatait mon peu de liaison avec lui; et je le mis а la partie de la Maréchale, comme étant celle par qui j'avais fait cette connaissance. La soirée ne produisit rien qu'un très petit billet, que le discret Amoureux trouva moyen de me remettre, et que j'ai brûlé suivant ma coutume. Il m'y annonçait que je pouvais compter sur lui; et ce mot essentiel était entouré de tous les mots parasites, d'amour, de bonheur, etc., qui ne manquent jamais de se trouver а pareille fête.

A minuit, les parties étant finies, je proposai une courte macédoine [Quelques personnes ignorent peut-être qu'une macédoine est un assemblage de plusieurs jeux de hasard, parmi lesquels chaque Coupeur a droit de choisir lorsque c'est а lui а tenir la main. C'est une des inventions du siècle.]. J'avais le double projet de favoriser l'évasion de Prévan, et en même temps de la faire remarquer; ce qui ne pouvait pas manquer d'arriver, vu sa réputation de Joueur. J'étais bien aise aussi qu'on pût se rappeler au besoin que je n'avais pas été pressée de rester seule.

Le jeu dura plus que je n'avais pensé. Le Diable me tentait, et je succombai au désir d'aller consoler l'impatient prisonnier. Je m'acheminais ainsi а ma perte, quand je réfléchis qu'une fois rendue tout а fait, je n'aurais plus sur lui l'empire de le tenir dans le costume de décence nécessaire а mes projets. J'eus la force de résister. Je rebroussai chemin, et revins, non sans humeur, reprendre place а ce jeu éternel. Il finit pourtant, et chacun s'en alla. Pour moi, je sonnai mes femmes, je me déshabillai fort vite, et les renvoyai de même.

Me voyez-vous, Vicomte, dans ma toilette légère, marcher d'un pas timide et circonspect, et d'une main mal assurée ouvrir la porte а mon vainqueur? Il m'aperçut, l'éclair n'est pas plus prompt. Que vous dirai-je? je fus vaincue, tout а fait vaincue, avant d'avoir pu dire un mot pour l'arrêter ou me défendre. Il voulut ensuite prendre une situation plus commode et plus convenable aux circonstances. Il maudissait sa parure, qui, disait-il, l'éloignait de moi, il voulait me combattre а armes égales: mais mon extrême timidité s'opposa а ce projet, et mes tendres caresses ne lui en laissèrent pas le temps. Il s'occupa d'autre chose.

Ses droits étaient doublés, et ses prétentions revinrent; mais alors: " Ecoutez- moi, lui dis-je; vous aurez jusqu'ici un assez agréable récit а faire aux deux Comtesses de P*, et а mille autres: mais je suis curieuse de savoir comment vous raconterez la fin de l'aventure. " En parlant ainsi, je sonnais de toutes mes forces. Pour le coup j'eus mon tour, et mon action fut plus vive que sa parole. Il n'avait encore que balbutié, quand j'entendis Victoire accourir, et appeler les Gens qu'elle avait gardés chez elle, comme je le lui avais ordonné. Lа, prenant mon ton de Reine, et élevant la voix: " Sortez, Monsieur, continuai-je, et ne reparaissez jamais devant moi. " Lа-dessus, la foule de mes gens entra.

Le pauvre Prévan perdit la tête, et croyant voir un guet-apens dans ce qui n'était au fond qu'une plaisanterie, il se jeta sur son épée. Mal lui en prit: car mon Valet de chambre, brave et vigoureux, le saisit au corps et le terrassa. J'eus, je l'avoue, une frayeur mortelle. Je criai qu'on arrêtât, et ordonnai qu'on laissât sa retraite libre, en s'assurant seulement qu'il sortоt de chez moi. Mes gens m'obéirent: mais la rumeur était grande parmi eux: ils s'indignaient qu'on eût osé manquer а leur vertueuse Maоtresse . Tous accompagnèrent le malheureux Chevalier, avec bruit et scandale, comme je le souhaitais. La seule Victoire resta, et nous nous occupâmes pendant ce temps а réparer le désordre de mon lit.

Mes gens remontèrent toujours en tumulte; et moi, encore tout émue , je leur demandai par quel bonheur ils s'étaient encore trouvés levés; et Victoire me raconta qu'elle avait donné а souper а deux de ses amies, qu'on avait veillé chez elle, et enfin tout ce dont nous étions convenues ensemble. Je les remerciai tous, et les fis retirer, en ordonnant pourtant а l'un d'eux d'aller sur- le-champ chercher mon Médecin. Il me parut que j'étais autorisée а craindre l'effet de mon saisissement mortel ; et c'était un moyen sûr de donner du cours et de la célébrité а cette nouvelle.

Il vint en effet, me plaignit beaucoup, et ne m'ordonna que du repos. Moi, j'ordonnai de plus а Victoire d'aller le matin de bonne heure bavarder dans le voisinage.

Tout a si bien réussi qu'avant midi, et aussitôt qu'il a été jour chez moi, ma dévote Voisine était déjа au chevet de mon lit, pour savoir la vérité et les détails de cette horrible aventure. J'ai été obligée de me désoler avec elle, pendant une heure, sur la corruption du siècle. Un moment après, j'ai reçu de la Maréchale le billet que je joins ici. Enfin, avant cinq heures, j'ai vu arriver, а mon grand étonnement, M... [Le Commandant du corps dans lequel M. de Prévan servait]. Il venait, m'a-t-il dit, me faire ses excuses, de ce qu'un Officier de son corps avait pu me manquer а ce point. Il ne l'avait appris qu'а dоner chez la Maréchale, et avait sur-le-champ envoyé ordre а Prévan de se rendre en prison. J'ai demandé grâce, et il me l'a refusée. Alors j'ai pensé que, comme complice, il fallait m'exécuter de mon côté, et garder au moins de rigides arrêts. J'ai fait fermer ma porte, et dire que j'étais incommodée.

C'est а ma solitude que vous devez cette longue Lettre. J'en écrirai une а Madame de Volanges, dont sûrement elle fera lecture publique et où vous verrez cette histoire telle qu'il faut la raconter.

J'oubliais de vous dire que Belleroche est outré, et veut absolument se battre avec Prévan. Le pauvre garçon! heureusement j'aurai le temps de calmer sa tête. En attendant, je vais reposer la mienne, qui est fatiguée d'écrire. Adieu, Vicomte.

Paris, ce 25 septembre 17, au soir.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:19

LETTRE LXXXVI

LA MARECHALE DE * A LA MARQUISE DE MERTEUIL

(BILLET INCLUS DANS LA PRECEDENTE.)

Mon Dieu! qu'est-ce donc que j'apprends, ma chère Madame? est-il possible que ce petit Prévan fasse de pareilles abominations? et encore vis-а-vis de vous! A quoi on est exposé! on ne sera donc plus en sûreté chez soi! En vérité, ces événements-lа consolent d'être vieille. Mais de quoi je ne me consolerai jamais, c'est d'avoir été en partie cause de ce que vous avez reçu un pareil monstre chez vous. Je vous promets bien que si ce qu'on m'en a dit est vrai, il ne remettra plus les pieds chez moi; c'est le parti que tous les honnêtes gens prendront avec lui, s'ils font ce qu'ils doivent.

On m'a dit que vous vous étiez trouvée bien mal, et je suis inquiète de votre santé. Donnez-moi, je vous prie, de vos chères nouvelles; ou faites-m'en donner par une de vos Femmes, si vous ne le pouvez pas vous-même. Je ne vous demande qu'un mot pour me tranquilliser. Je serais accourue chez vous ce matin, sans mes bains que mon Docteur ne me permet pas d'interrompre; et il faut que j'aille cet après-midi а Versailles, toujours pour l'affaire de mon neveu.

Adieu, ma chère Madame; comptez pour la vie sur ma sincère amitié.

Paris, ce 25 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:19

LETTRE LXXXVII

LA MARQUISE DE MERTEUIL A MADAME DE VOLANGES

Je vous écris de mon lit, ma chère bonne amie.

L'événement le plus désagréable et le plus impossible а prévoir, m'a rendue malade de saisissement et de chagrin. Ce n'est pas qu'assurément j'aie rien а me reprocher: mais il est toujours si pénible pour une femme honnête et qui conserve la modestie convenable а son sexe, de fixer sur elle l'attention publique, que je donnerais tout au monde pour avoir pu éviter cette malheureuse aventure, et que je ne sais encore si je ne prendrai pas le parti d'aller а la campagne, attendre qu'elle soit oubliée. Voici ce dont il s'agit.

J'ai rencontré chez la Maréchale de ... un M. de Prévan que vous connaissez sûrement de nom, et que je ne connaissais pas autrement. Mais en le trouvant dans cette maison, j'étais bien autorisée, ce me semble, а le croire bonne compagnie. Il est assez bien fait de sa personne, et m'a paru ne pas manquer d'esprit. Le hasard et l'ennui du jeu me laissèrent seule de femme entre lui et l'Evêque de ... , tandis que tout le monde était occupé au lansquenet. Nous causâmes tous trois jusqu'au moment du souper. A table, une nouveauté dont on parla lui donna l'occasion d'offrir sa loge а la Maréchale, qui l'accepta; et il fut convenu que j'y aurais une place. C'était pour Lundi dernier, aux Français. Comme la Maréchale venait souper chez moi au sortir du Spectacle, je proposai а ce Monsieur de l'y accompagner, et il y vint. Le surlendemain il me fit une visite qui se passa en propos d'usage, et sans qu'il y eût du tout rien de marqué. Le lendemain il vint me voir le matin, ce qui me parut bien un peu leste: mais je crus qu'au lieu de le lui faire sentir par ma façon de le recevoir, il valait mieux l'avertir par une politesse, que nous n'étions pas encore aussi intimement liés qu'il paraissait le croire. Pour cela je lui envoyai, le jour même, une invitation bien sèche et bien cérémonieuse, pour un souper que je donnais avant-hier. Je ne lui adressai pas la parole quatre fois dans toute la soirée; et lui de son côté se retira aussitôt sa partie finie. Vous conviendrez que jusque-lа rien n'a moins l'air de conduire а une aventure: on fit, après les parties, une macédoine qui nous mena jusqu'а près de deux heures; et enfin je me mis au lit.

Il y avait au moins une mortelle demi-heure que mes femmes étaient retirées, quand j'entendis du bruit dans mon appartement. J'ouvris mon rideau avec beaucoup de frayeur, et vis un homme entrer par la porte qui conduit а mon boudoir. Je jetai un cri perçant; et je reconnus, а la clarté de ma veilleuse, ce M. de Prévan, qui, avec une effronterie inconcevable, me dit de ne pas m'alarmer; qu'il allait m'éclaircir le mystère de sa conduite, et qu'il me suppliait de ne faire aucun bruit. En parlant ainsi, il allumait une bougie; j'étais saisie au point que je ne pouvais parler. Son air aisé et tranquille me pétrifiait, je crois, encore davantage. Mais il n'eut pas dit deux mots, que je vis quel était ce prétendu mystère; et ma seule réponse fut, comme vous pouvez le croire, de me pendre а ma sonnette.

Par un bonheur incroyable, tous les Gens de l'office avaient veillé chez une de mes Femmes, et n'étaient pas encore couchés. Ma Femme de chambre, qui, en venant chez moi, m'entendit parler avec beaucoup de chaleur, fut effrayée, et appela tout ce monde-lа. Vous jugez quel scandale! Mes Gens étaient furieux; je vis le moment où mon Valet de chambre tuait Prévan. J'avoue que, pour l'instant, je fus fort aise de me voir en force: en y réfléchissant aujourd'hui, j'aimerais mieux qu'il ne fût venu que ma Femme de chambre; elle aurait suffi, et j'aurais peut-être évité cet éclat qui m'afflige.

Au lieu de cela, le tumulte a réveillé les voisins, les Gens ont parlé, et c'est depuis hier la nouvelle de tout Paris. M. de Prévan est en prison par ordre du Commandant de son corps, qui a eu l'honnêteté de passer chez moi, pour me faire des excuses, m'a-t-il dit. Cette prison va encore augmenter le bruit: mais je n'ai jamais pu obtenir que cela fût autrement. La Ville et la Cour se sont fait écrire а ma porte, que j'ai fermée а tout le monde. Le peu de personnes que j'ai vues m'a dit qu'on me rendait justice, et que l'indignation publique était au comble contre M. de Prévan: assurément, il le mérite bien, mais cela n'ôte pas le désagrément de cette aventure.

De plus, cet homme a sûrement quelques amis, et ses amis doivent être méchants: qui sait, qui peut savoir ce qu'ils inventeront pour me nuire? Mon Dieu, qu'une jeune femme est malheureuse! elle n'a rien fait encore, quand elle s'est mise а l'abri de la médisance; il faut qu'elle en impose même а la calomnie.

Mandez-moi, je vous prie, ce que vous auriez fait, ce que vous feriez а ma place; enfin tout ce que vous pensez. C'est toujours de vous que j'ai reçu les consolations les plus douces et les avis les plus sages; c'est de vous aussi que j'aime le mieux а en recevoir.

Adieu, ma chère et bonne amie; vous connaissez les sentiments qui m'attachent а vous pour jamais. J'embrasse votre aimable fille.

Paris, ce 26 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:20

TROISIEME PARTIE

LETTRE LXXXVIII

CECILE VOLANGES AU VICOMTE DE VALMONT

Malgré tout le plaisir que j'ai, Monsieur, а recevoir les Lettres de M. le Chevalier Danceny, et quoique je ne désire pas moins que lui que nous puissions nous voir encore, sans qu'on puisse nous en empêcher, je n'ai pas osé cependant faire ce que vous me proposez. Premièrement, c'est trop dangereux; cette clef que vous voulez que je mette а la place de l'autre lui ressemble bien assez а la vérité: mais pourtant, il ne laisse pas d'y avoir encore de la différence, et Maman regarde а tout, et s'aperçoit de tout. De plus, quoiqu'on ne s'en soit pas encore servi depuis que nous sommes ici, il ne faut qu'un malheur; et si on s'en apercevait, je serais perdue pour toujours. Et puis, il me semble aussi que ce serait bien mal; faire comme cela une double clef: c'est bien fort! Il est vrai que c'est vous qui auriez la bonté de vous en charger; mais malgré cela, si on le savait, je n'en porterais pas moins le blâme et la faute, puisque ce serait pour moi que vous l'auriez faite. Enfin, j'ai voulu essayer deux fois de la prendre, et certainement cela serait bien facile, si c'était toute autre chose: mais je ne sais pas pourquoi je me suis toujours mise а trembler, et n'en ai jamais eu le courage. Je crois donc qu'il vaut mieux rester comme nous sommes.

Si vous avez toujours la bonté d'être aussi complaisant que jusqu'ici, vous trouverez toujours bien le moyen de me remettre une Lettre. Même pour la dernière, sans le malheur qui a voulu que vous vous retourniez tout de suite dans un certain moment, nous aurions eu bien aisé. Je sens bien que vous ne pouvez pas, comme moi, ne songer qu'а ça; mais j'aime mieux avoir plus de patience et ne pas tant risquer. Je suis sûre que M. Danceny dirait comme moi: car toutes les fois qu'il voulait quelque chose qui me faisait trop de peine, il consentait toujours que cela ne fût pas.

Je vous remettrai, Monsieur, en même temps que cette Lettre, la vôtre, celle de M. Danceny, et votre clef. Je n'en suis pas moins reconnaissante de toutes vos bontés et je vous prie bien de me les continuer. Il est bien vrai que je suis bien malheureuse, et que sans vous je le serais encore bien davantage: mais, après tout, c'est ma mère; il faut bien prendre patience. Et pourvu que M. Danceny m'aime toujours, et que vous ne m'abandonniez pas, il viendra peut- être un temps plus heureux.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, avec bien de la reconnaissance, votre très humble et très obéissante servante.

De ..., ce 26 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:20

LETTRE LXXXIX

LE VICOMTE DE VALMONT AU CHEVALIER DANCENY

Si vos affaires ne vont pas toujours aussi vite que vous le voudriez, mon ami, ce n'est pas tout а fait а moi qu'il faut vous en prendre. J'ai ici plus d'un obstacle а vaincre. La vigilance et la sévérité de Madame de Volanges ne sont pas les seuls; votre jeune amie m'en oppose aussi quelques-uns. Soit froideur, ou timidité, elle ne fait pas toujours ce que je lui conseille; et je crois cependant savoir mieux qu'elle ce qu'il faut faire.

J'avais trouvé un moyen simple, commode et sûr de lui remettre vos Lettres, et même de faciliter, par la suite, les entrevues que vous désirez: mais je n'ai pu la décider а s'en servir. J'en suis d'autant plus affligé, que je n'en vois pas d'autre pour vous rapprocher d'elle; et que même pour votre correspondance, je crains sans cesse de nous compromettre tous trois. Or, vous jugez que je ne veux ni courir ce risque-lа, ni vous y exposer l'un et l'autre.

Je serais pourtant vraiment peiné que le peu de confiance de votre petite amie m'empêchât de vous être utile; peut-être feriez-vous bien de lui en écrire. Voyez ce que vous voulez faire, c'est а vous seul а décider; car ce n'est pas assez de servir ses amis, il faut encore les servir а leur manière. Ce pourrait être aussi une façon de plus de vous assurer de ses sentiments pour vous; car la femme qui garde une volonté а elle n'aime pas autant qu'elle le dit.

Ce n'est pas que je soupçonne votre Maоtresse d'inconstance: mais elle est bien jeune: elle a grand-peur de sa Maman, qui, comme vous le savez, ne cherche qu'а vous nuire; et peut-être serait-il dangereux de rester trop longtemps sans l'occuper de vous. N'allez pas cependant vous inquiéter а un certain point de ce que je vous dis lа. Je n'ai dans le fond nulle raison de méfiance; c'est uniquement la sollicitude de l'amitié.

Je ne vous écris pas plus longuement, parce que j'ai bien aussi quelques affaires pour mon compte. Je ne suis pas aussi avancé que vous: mais j'aime autant, et cela console; et quand je ne réussirais pas pour moi, si je parviens а vous être utile, je trouverai que j'ai bien employé mon temps. Adieu, mon ami.

Du Château de ..., ce 26 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:20

LETTRE XC

LA PRESIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT

Je désire beaucoup, Monsieur, que cette Lettre ne vous fasse aucune peine; ou, si elle doit vous en causer, qu'au moins elle puisse être adoucie par celle que j'éprouve en vous l'écrivant. Vous devez me connaоtre assez а présent pour être bien sûr que ma volonté n'est pas de vous affliger; mais vous, sans doute, vous ne voudriez pas non plus me plonger dans un désespoir éternel. Je vous conjure donc, au nom de l'amitié tendre que je vous ai promise, au nom même des sentiments peut-être plus vifs, mais а coup sûr pas plus sincères, que vous avez pour moi, ne nous voyons plus; partez; et, jusque-lа, fuyons surtout ces entretiens particuliers et trop dangereux, où, par une inconcevable puissance, sans jamais parvenir а vous dire ce que je veux, je passe mon temps а écouter ce que je ne devrais pas entendre.

Hier encore, quand vous vоntes me joindre dans le parc, j'avais bien pour unique objet de vous dire ce que je vous écris aujourd'hui; et cependant qu'ai- je fait? que m'occuper de votre amour;... de votre amour, auquel jamais je ne dois répondre! Ah! de grâce, éloignez-vous de moi.

Ne craignez pas que votre absence altère jamais mes sentiments pour vous; comment parviendrais-je а les vaincre, quand je n'ai plus le courage de les combattre? Vous le voyez, je vous dis tout, je crains moins d'avouer ma faiblesse, que d'y succomber: mais cet empire que j'ai perdu sur mes sentiments, je le conserverai sur mes actions; oui, je le conserverai, j'y suis résolue; fût-ce aux dépens de ma vie.

Hélas! le temps n'est pas loin, où je me croyais bien sûre de n'avoir jamais de pareils combats а soutenir. Je m'en félicitais; je m'en glorifiais peut-être trop. Le Ciel a puni, cruellement puni cet orgueil: mais plein de miséricorde au moment même qu'il nous frappe, il m'avertit encore avant ma chute; et je serais doublement coupable, si je continuais а manquer de prudence, déjа prévenue que je n'ai plus de force.

Vous m'avez dit cent fois que vous ne voudriez pas d'un bonheur acheté par mes larmes. Ah! ne parlons plus de bonheur, mais laissez-moi reprendre quelque tranquillité.

En accordant ma demande, quels nouveaux droits n'acquerrez-vous pas sur mon cњur? Et ceux-lа, fondés sur la vertu, je n'aurai point а m'en défendre. Combien je me plairai dans ma reconnaissance! Je vous devrai la douceur de goûter sans remords un sentiment délicieux. A présent, au contraire, effrayée de mes sentiments, de mes pensées, je crains également de m'occuper de vous et de moi; votre idée même m'épouvante: quand je ne peux la fuir, je la combats; je ne l'éloigne pas, mais je la repousse.

Ne vaut-il pas mieux pour tous deux faire cesser cet état de trouble et d'anxiété? Ô vous, dont l'âme toujours sensible, même au milieu de ses erreurs, est restée amie de la vertu, vous aurez égard а ma situation douloureuse, vous ne rejetterez pas ma prière! Un intérêt plus doux, mais non moins , ces agitations violentes: alors respirant par vos bienfaits, je chérirai mon existence, et je dirai dans la joie de mon cњur: " Ce calme que je ressens, je le dois а mon ami " .

En vous soumettant а quelques privations légères, que je ne vous impose point, mais que je vous demande, croirez-vous donc acheter trop cher la fin de mes tourments? Ah! si, pour vous rendre heureux, il ne fallait que consentir а être malheureuse, vous pouvez m'en croire, je n'hésiterais pas un moment... Mais devenir coupable!... non, mon ami, non, plutôt mourir mille fois.

Déjа assaillie par la honte, а la veille des remords, je redoute et les autres et moi-même; je rougis dans le cercle, et frémis dans la solitude; je n'ai plus qu'une vie de douleur; je n'aurai de tranquillité que par votre consentement. Mes résolutions les plus louables ne suffisent pas pour me rassurer; j'ai formé celle-ci dès hier, et cependant j'ai passé la nuit dans les larmes.

Voyez votre amie, celle que vous aimez, confuse et suppliante, vous demander le repos et l'innocence. Ah Dieu! sans vous, eût-elle jamais été réduite а cette humiliante demande? Je ne vous reproche rien; je sens trop par moi-même combien il est difficile de résister а un sentiment impérieux. Une plainte n'est pas un murmure. Faites par générosité ce que je fais par devoir; et а tous les sentiments que vous m'avez inspirés, je joindrai celui d'une éternelle reconnaissance. Adieu, adieu, Monsieur.

De ..., ce 27 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:21

LETTRE XCI

LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL

Consterné par votre Lettre, j'ignore encore, Madame, comment je pourrai y répondre. Sans doute, s'il faut choisir entre votre malheur et le mien, c'est а moi а me sacrifier, et je ne balance pas; mais de si grands intérêts méritent bien, ce me semble, d'être avant tout discutés et éclaircis; et comment y parvenir, si nous ne devons plus nous parler ni nous voir?

Quoi! tandis que les sentiments les plus doux nous unissent, une vaine terreur suffira pour nous séparer, peut-être sans retour! En vain l'amitié tendre, l'ardent amour, réclameront leurs droits; leurs voix ne seront point entendues: et pourquoi? quel est donc ce danger pressant qui vous menace? Ah! croyez- moi, de pareilles craintes, et si légèrement conçues, sont déjа, ce me semble, d'assez puissants motifs de sécurité.

Permettez-moi de vous le dire, je retrouve ici la trace des impressions défavorables qu'on vous a données sur moi. On ne tremble point auprès de l'homme qu'on estime; on n'éloigne pas, surtout, celui qu'on a jugé digne de quelque amitié: c'est l'homme dangereux qu'on redoute et qu'on fuit.

Cependant, qui fut jamais plus respectueux et plus soumis que moi? Déjа, vous le voyez, je m'observe dans mon langage; je ne me permets plus ces noms si doux, si chers а mon cњur, et qu'il ne cesse de vous donner en secret. Ce n'est plus l'amant fidèle et malheureux, recevant les conseils et les consolations d'une amie tendre et sensible; c'est l'accusé devant son juge, l'esclave devant son maоtre. Ces nouveaux titres imposent sans doute de nouveaux devoirs; je m'engage а les remplir tous. Ecoutez-moi, et si vous me condamnez, j'y souscris et je pars. Je promets davantage; préférez-vous ce despotisme qui juge sans entendre? vous sentez-vous le courage d'être injuste? ordonnez et j'obéis encore.

Mais ce jugement, ou cet ordre, que je l'entende de votre bouche. Et pourquoi? m'allez-vous dire а votre tour. Ah! que si vous faites cette question, vous connaissez peu l'amour et mon cњur! N'est-ce donc rien que de vous voir encore une fois? Eh! quand vous porterez le désespoir dans mon âme, peut-être un regard consolateur l'empêchera d'y succomber. Enfin s'il me faut renoncer а l'amour, а l'amitié, pour qui seuls j'existe, au moins vous verrez votre ouvrage, et votre pitié me restera: cette faveur légère, quand même je ne la mériterais pas, je me soumets, ce me semble, а la payer assez cher, pour espérer de l'obtenir.

Quoi! vous allez m'éloigner de vous! Vous consentez donc а ce que nous devenions étrangers l'un а l'autre! que dis-je? vous le désirez; et tandis que vous m'assurez que mon absence n'altérera point vos sentiments, vous ne pressez mon départ que pour travailler plus facilement а les détruire. Déjа, vous me parlez de les remplacer par de la reconnaissance. Ainsi le sentiment qu'obtiendrait de vous un inconnu pour le plus léger service, votre ennemi même en cessant de vous nuire, voilа ce que vous m'offrez! et vous voulez que mon cњur s'en contente! Interrogez le vôtre: si votre amant, si votre ami, venaient un jour vous parler de leur reconnaissance, ne leur diriez-vous pas avec indignation: " Retirez-vous, vous êtes des ingrats " ?

Je m'arrête et réclame votre indulgence. Pardonnez l'expression d'une douleur que vous faites naоtre: elle ne nuira point а ma soumission parfaite. Mais je vous en conjure а mon tour, au nom de ces sentiments si doux, que vous- même vous réclamez, ne refusez pas de m'entendre; et par pitié du moins pour le trouble mortel où vous m'avez plongé, n'en éloignez pas le moment. Adieu, Madame.

De ..., ce 27 septembre 17, au soir.
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:21

LETTRE XCII

LE CHEVALIER DANCENY AU VICOMTE DE VALMONT

Ô mon ami! votre Lettre m'a glacé d'effroi. Cécile... Ô Dieu! est-il possible? Cécile ne m'aime plus. Oui, je vois cette affreuse vérité а travers le voile dont votre amitié l'entoure. Vous avez voulu me préparer а recevoir ce coup mortel. Je vous remercie de vos soins, mais peut-on en imposer а l'amour? Il court au-devant de ce qui l'intéresse; il n'apprend pas son sort, il le devine. Je ne doute plus du mien: parlez-moi sans détour, vous le pouvez, et je vous en prie. Mandez-moi tout; ce qui a fait naоtre vos soupçons, ce qui les a confirmés. Les moindres détails sont précieux. Tâchez, surtout, de vous rappeler ses paroles. Un mot pour l'autre peut changer toute une phrase; le même a quelquefois deux sens... Vous pouvez vous être trompé: hélas, je cherche а me flatter encore. Que vous a-t-elle dit? me fait-elle quelque reproche? au moins ne se défend-elle pas de ses torts? J'aurais dû prévoir ce changement, par les difficultés que, depuis un temps, elle trouve а tout. L'amour ne connaоt pas tant d'obstacles.

Quel parti dois-je prendre? que me conseillez-vous? Si je tentais de la voir? cela est-il donc impossible? L'absence est si cruelle, si funeste... et elle a refusé un moyen de me voir! Vous ne me dites pas quel il était; s'il y avait en effet trop de danger, elle sait bien que je ne veux pas qu'elle se risque trop. Mais aussi je connais votre prudence; et pour mon malheur, je ne peux pas ne pas y croire.

Que vais-je faire а présent? comment lui écrire? Si je lui laisse voir mes soupçons, ils la chagrineront peut-être; et s'ils sont injustes, me pardonnerais- je de l'avoir affligée? Si je les lui cache, c'est la tromper, et je ne sais point dissimuler avec elle.

Oh! si, elle pouvait savoir ce que je souffre, ma peine la toucherait. Je la connais sensible; elle a le cњur excellent et j'ai mille preuves de son amour. Trop de timidité, quelque embarras, elle est si jeune! et sa mère la traite avec tant de sévérité! Je vais lui écrire; je me contiendrai; je lui demanderai seulement de s'en remettre entièrement а vous. Quand même elle refuserait encore, elle ne pourra pas au moins se fâcher de ma prière, et peut-être elle consentira.

Vous, mon ami, je vous fais mille excuses, et pour elle et pour moi. Je vous assure qu'elle sent le prix de vos soins, qu'elle en est reconnaissante. Ce n'est pas méfiance, c'est timidité. Ayez de l'indulgence; c'est le plus beau caractère de l'amitié. La vôtre m'est bien précieuse, et je ne sais comment reconnaоtre tout ce que vous faites pour moi. Adieu, je vais écrire tout de suite.

Je sens toutes mes craintes revenir; qui m'eût dit que jamais il m'en coûterait de lui écrire! Hélas! hier encore, c'était mon plaisir le plus doux.

Adieu, mon ami; continuez-moi vos soins, et plaignez-moi beaucoup.

Paris, ce 27 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:21

LETTRE XCIII

LE CHEVALIER DANCENY A CECILE VOLANGES

(JOINTE A LA PRECEDENTE.)

Je ne puis vous dissimuler combien j'ai été affligé en apprenant de Valmont le peu de confiance que vous continuez а avoir en lui. Vous n'ignorez pas qu'il est mon ami, qu'il est la seule personne qui puisse nous rapprocher l'un de l'autre: j'avais cru que ces titres seraient suffisants auprès de vous; je vois avec peine que je me suis trompé. Puis-je espérer qu'au moins vous m'instruirez de vos raisons? Ne trouverez-vous pas encore quelques difficultés qui vous en empêcheront? Je ne puis cependant deviner, sans vous, le mystère de cette conduite. Je n'ose soupçonner votre amour, sans doute aussi vous n'oseriez trahir le mien. Ah! Cécile!... Il est donc vrai que vous avez refusé un moyen de me voir? un moyen simple, commode et sûr [Danceny ne sait pas quel était ce moyen; il répète seulement l'expression de Valmont]? Et c'est ainsi que vous m'aimez! Une si courte absence a bien changé vos sentiments. Mais pourquoi me tromper? pourquoi me dire que vous m'aimez toujours, que vous m'aimez davantage? Votre Maman, en détruisant votre amour, a-t-elle aussi détruit votre candeur? Si au moins elle vous a laissé quelque pitié, vous n'apprendrez pas sans peine les tourments affreux que vous me causez. Ah! je souffrirais moins pour mourir.

Dites-moi donc, votre cњur m'est-il fermé sans retour? m'avez-vous entièrement oublié? Grâce а vos refus, je ne sais, ni quand vous entendrez mes plaintes, ni quand vous y répondrez. L'amitié de Valmont avait assuré notre correspondance: mais vous, vous n'avez pas voulu; vous la trouviez pénible, vous avez préféré qu'elle fût rare. Non, je ne croirai plus а l'amour, а la bonne foi. Eh! qui peut-on croire, si Cécile m'a trompé?

Répondez-moi donc: est-il vrai que vous ne m'aimez plus? Non cela n'est pas possible; vous vous faites illusion; vous calomniez votre cњur. Une crainte passagère, un moment de découragement, mais que l'amour a bientôt fait disparaоtre; n'est-il pas vrai, ma Cécile? ah! sans doute, et j'ai tort de vous accuser. Que je serais heureux d'avoir tort! que j'aimerais а vous faire de tendres excuses, а réparer ce moment d'injustice par une éternité d'amour!

Cécile, Cécile, ayez pitié de moi! Consentez а me voir, prenez-en tous les moyens! Voyez ce que produit l'absence! des craintes, des soupçons, peut- être de la froideur! un seul regard, un seul mot et nous serons heureux. Mais quoi! puis-je encore parler de bonheur? peut-être est-il perdu pour moi, perdu pour jamais. Tourmenté par la crainte, cruellement pressé entre les soupçons injustes et la vérité plus cruelle, je ne puis m'arrêter а aucune pensée; je ne conserve d'existence que pour souffrir et vous aimer. Ah! Cécile! vous seule avez le droit de me la rendre chère; et j'attends du premier mot que vous prononcerez le retour du bonheur ou la certitude d'un désespoir éternel.

Paris, ce 27 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:21

LETTRE XCIV

CECILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY

Je ne conçois rien а votre Lettre, sinon la peine qu'elle me cause. Qu'est-ce que M. de Valmont vous a donc mandé, et qu'est-ce qui a pu vous faire croire que je ne vous aimais plus? Cela serait peut-être bien heureux pour moi, car sûrement j'en serais moins tourmentée; et il est bien dur, quand je vous aime comme je fais, de voir que vous croyez toujours que j'ai tort, et qu'au lieu de me consoler, ce soit de vous que me viennent toujours les peines qui me font le plus de chagrin. Vous croyez que je vous trompe, et que je vous dis ce qui n'est pas! vous avez lа une jolie idée de moi! Mais quand je serais menteuse comme vous me le reprochez, quel intérêt y aurais-je? Assurément, si je ne vous aimais plus je n'aurais qu'а le dire, et tout le monde m'en louerait; mais, par malheur, c'est plus fort que moi; et il faut que ce soit pour quelqu'un qui ne m'en a pas d'obligation du tout!

Qu'est-ce que j'ai donc fait pour vous tant fâcher? Je n'ai pas osé prendre une clef, parce que je craignais que Maman ne s'en aperçût, et que cela ne me causât encore du chagrin, et а vous aussi а cause de moi; et puis encore, parce qu'il me semble que c'est mal fait. Mais ce n'était que M. de Valmont qui m'en avait parlé; je ne pouvais pas savoir si vous le vouliez ou non, puisque vous n'en saviez rien. A présent que je sais que vous le désirez, est-ce que je refuse de la prendre, cette clef? je la prendrai dès demain; et puis nous verrons ce que vous aurez, encore а dire.

M. de Valmont a beau être votre ami, je crois que je vous aime bien autant qu'il peut vous aimer, pour le moins; et cependant c'est toujours lui qui a raison, et moi j'ai toujours tort. Je vous assure que je suis bien fâchée. Ça vous est bien égal, parce que vous savez que je m'apaise tout de suite: mais а présent que j'aurai la clef, je pourrai vous voir quand je voudrai; et je vous assure que je ne voudrai pas quand vous agirez comme ça. J'aime mieux avoir du chagrin qui me vienne de moi, que s'il me venait de vous: voyez ce que vous voulez faire.

Si vous vouliez, nous nous aimerions tant! et au moins n'aurions-nous de peines que celles qu'on nous fait! Je vous assure bien que si j'étais maоtresse, vous n'auriez jamais а vous plaindre de moi: mais si vous ne me croyez pas, nous serons toujours bien malheureux, et ce ne sera pas ma faute. J'espère que bientôt nous pourrons nous voir, et qu'alors nous n'aurons plus d'occasions de nous chagriner comme а présent.

Si j'avais pu prévoir ça, j'aurais pris cette clef tout de suite: mais, en vérité, je croyais bien faire. Ne m'en voulez donc pas, je vous en prie. Ne soyez plus triste, et aimez-moi toujours autant que je vous aime; alors je serai bien contente. Adieu, mon cher ami.

Du Château de ..., ce 28 septembre 17
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Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:22

LETTRE XCV

CECILE VOLANGES AU VICOMTE DE VALMONT

Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien avoir la bonté de me remettre cette clef que vous m'aviez donnée pour mettre а la place de l'autre; puisque tout le monde le veut, il faut bien que j'y consente aussi.

Je ne sais pas pourquoi vous avez mandé а M. Danceny que je ne l'aimais plus: je ne crois pas vous avoir jamais donné lieu de le penser; et cela lui a fait bien de la peine, et а moi aussi. Je sais bien que vous êtes son ami; mais ce n'est pas une raison pour le chagriner, ni moi non plus. Vous me feriez bien plaisir de lui mander le contraire, la première fois que vous lui écrirez, et que vous en êtes sûr: car c'est en vous qu'il a le plus confiance; et moi, quand j'ai dit une chose, et qu'on ne la croit pas, je ne sais plus comment faire.

Pour ce qui est de la clef, vous pouvez être tranquille; j'ai bien retenu tout ce que vous me recommandiez dans votre Lettre. Cependant, si vous l'avez encore, et que vous vouliez me la donner en même temps, je vous promets que j'y ferai bien attention. Si ce pouvait être demain en allant dоner, je vous donnerais l'autre clef après-demain а déjeuner, et vous me la remettriez de la même façon que la première. Je voudrais bien que cela ne fût pas long, parce qu'il y aurait moins de temps а risquer que Maman ne s'en aperçût.

Et puis, quand une fois vous aurez cette clef-lа, vous aurez bien la bonté de vous en servir aussi pour prendre mes Lettres; et comme cela, M. Danceny aura plus souvent de mes nouvelles. Il est vrai que ce sera bien plus commode qu'а présent; mais c'est que d'abord, cela m'a fait trop peur: je vous prie de m'excuser, et j'espère que vous n'en continuerez pas moins d'être aussi complaisant que par le passé. J'en serai aussi toujours bien reconnaissante.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissante servante.

De ..., ce 28 septembre 17
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Pierre Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses - Page 4 Empty Re: Pierre Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses

Message  _angie_ Sam 10 Nov - 17:22

LETTRE XCVI

LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Je parie bien que, depuis votre aventure, vous attendez chaque jour mes compliments et mes éloges; je ne doute même pas que vous n'ayez pris un peu d'humeur de mon long silence: mais que voulez-vous? j'ai toujours pensé que quand il n'y avait plus que des louanges а donner а une femme, on pouvait s'en reposer sur elle, et s'occuper d'autre chose. Cependant je vous remercie pour mon compte, et vous félicite pour le vôtre. Je veux bien même, pour vous rendre parfaitement heureuse, convenir que pour cette fois vous avez surpassé mon attente. Après cela, voyons si de mon côté j'aurai du moins rempli la vôtre en partie.

Ce n'est pas de Madame de Tourvel dont je veux vous parler; sa marche trop lente vous déplaоt. Vous n'aimez que les affaires faites. Les scènes filées vous ennuient; et moi, jamais je n'avais goûté le plaisir que j'éprouve dans ces lenteurs prétendues.

Oui, j'aime а voir, а considérer cette femme prudente, engagée, sans s'en être aperçue, dans un sentier qui ne permet plus de retour, et dont la pente rapide et dangereuse l'entraоne malgré elle, et la force а me suivre. Lа, effrayée du péril qu'elle court, elle voudrait s'arrêter et ne peut se retenir. Ses soins et son adresse peuvent bien rendre ses pas moins grands; mais il faut qu'ils se succèdent. Quelquefois, n'osant fixer le danger, elle ferme les yeux, et se laissant aller, s'abandonne а mes soins. Plus souvent, une nouvelle crainte ranime ses efforts dans son effroi mortel, elle veut tenter encore de retourner en arrière; elle épuise ses forces pour gravir péniblement un court espace; et bientôt un magique pouvoir la replace plus près de ce danger, que vainement elle avait voulu fuir. Alors n'ayant plus que moi pour guide et pour appui, sans songer а me reprocher davantage une chute inévitable, elle m'implore pour la retarder. Les ferventes prières, les humbles supplications, tout ce que les mortels, dans leur crainte, offrent а la Divinité, c'est moi qui les reçois d'elle; et vous voulez que, sourd а ses vњux, et détruisant moi-même le culte qu'elle me rend, j'emploie а la précipiter la puissance qu'elle invoque pour la soutenir! Ah! laissez-moi du moins le temps d'observer ces touchants combats entre l'amour et la vertu.

Eh quoi! ce même spectacle qui vous fait courir au Théâtre avec empressement, que vous y applaudissez avec fureur, le croyez-vous moins attachant dans la réalité? Ces sentiments d'une âme pure et tendre, qui redoute le bonheur qu'elle désire, et ne cesse pas de se défendre, même alors qu'elle cesse de résister, vous les écoutez avec enthousiasme: ne seraient-ils sans prix que pour celui qui les fait naоtre? Voilа pourtant, voilа les délicieuses jouissances que cette femme céleste m'offre chaque jour; et vous me reprochez d'en savourer les douceurs! Ah! le temps ne viendra que trop tôt, où, dégradée par sa chute, elle ne sera plus pour moi qu'une femme ordinaire.

Mais j'oublie, en vous parlant d'elle, que je ne voulais pas vous en parler. Je ne sais quelle puissance m'y attache, m'y ramène sans cesse, même alors que je l'outrage. Ecartons sa dangereuse idée; que je redevienne moi-même pour traiter un sujet plus gai. Il s'agit de votre pupille, а présent devenue la mienne, et j'espère qu'ici vous allez me reconnaоtre.

Depuis quelques jours, mieux traité par ma tendre Dévote, et par conséquent moins occupé d'elle, j'avais remarqué que la petite Volanges était en effet fort jolie; et que s'il y avait de la sottise а en être amoureux comme Danceny, peut-être n'y en avait-il pas moins de ma part а ne pas chercher auprès d'elle une distraction que ma solitude me rendait nécessaire. Il me parut juste aussi de me payer des soins que je me donnais pour elle: je me rappelais en outre que vous me l'aviez offerte, avant que Danceny eût rien а y prétendre; et je me trouvais fondé а réclamer quelques droits sur un bien qu'il ne possédait qu'а mon refus et par mon abandon. La jolie mine de la petite personne, sa bouche si fraоche, son air enfantin, sa gaucherie même fortifiaient ces sages réflexions; je résolus d'agir en conséquence, et le succès a couronné l'entreprise.

Déjа vous cherchez par quel moyen j'ai supplanté si tôt l'amant chéri; quelle séduction convient а cet âge, а cette inexpérience. Epargnez-vous tant de peine, je n'en ai employé aucune. Tandis que, maniant avec adresse les armes de votre sexe, vous triomphiez par la finesse; moi, rendant а l'homme ses droits imprescriptibles, je subjuguais par l'autorité. Sûr de saisir ma proie si je pouvais la joindre, je n'avais besoin de ruse que pour m'en approcher, et même celle dont je me suis servi ne mérite presque pas ce nom.

Je profitai de la première lettre que je reçus de Danceny pour sa Belle, et après l'en avoir avertie par le signal convenu entre nous, au lieu de mettre mon adresse а la lui rendre, je la mis а n'en pas trouver le moyen: cette impatience que je faisais naоtre, je feignais de la partager, et après avoir causé le mal, j'indiquai le remède.

La jeune personne habite une chambre dont une porte donne sur le corridor; mais comme de raison, la mère en avait pris la clef. Il ne s'agissait que de s'en rendre maоtre. Rien de plus facile dans l'exécution; je ne demandais que d'en disposer deux heures, et je répondais d'en avoir une semblable. Alors correspondances, entrevues, rendez-vous nocturnes; tout devenait commode et sûr: cependant, le croiriez-vous? l'enfant timide prit peur et refusa. Un autre s'en serait désolé; moi, je n'y vis que l'occasion d'un plaisir plus piquant. J'écrivis а Danceny pour me plaindre de ce refus, et je fis si bien que notre étourdi n'eut de cesse qu'il n'eût obtenu, exigé même de sa craintive Maоtresse, qu'elle accordât ma demande et se livrât toute а ma discrétion.

J'étais bien aise, je l'avoue, d'avoir ainsi changé de rôle, et que le jeune homme fоt pour moi ce qu'il comptait que je ferais pour lui. Cette idée doublait, а mes yeux, le prix de l'aventure: aussi dès que j'ai eu la précieuse clef, me suis-je hâté d'en faire usage, c'était la nuit dernière.

Après m'être assuré que tout était tranquille dans le Château; armé de ma lanterne sourde, et dans la toilette que comportait l'heure et qu'exigeait la circonstance, j'ai rendu ma première visite а votre pupille. J'avais tout fait préparer (et cela par elle-même), pour pouvoir entrer sans bruit. Elle était dans son premier sommeil, et dans celui de son âge; de façon que je suis arrivé jusqu'а son lit, sans qu'elle se soit réveillée. J'ai d'abord été tenté d'aller plus avant, et d'essayer de passer pour un songe; mais craignant l'effet de la surprise et le bruit qu'elle entraоne, j'ai préféré d'éveiller avec précaution la jolie dormeuse, et suis en effet parvenu а prévenir le cri que je redoutais.

Après avoir calmé ses premières craintes, comme je n'étais pas venu lа pour causer, j'ai risqué quelques libertés. Sans doute on ne lui a pas bien appris dans son Couvent а combien de périls divers est exposée la timide innocence, et tout ce qu'elle a а garder pour n'être pas surprise: car, portant toute son attention, toutes ses forces а se défendre d'un baiser, qui n'était qu'une fausse attaque, tout le reste était laissé sans défense; le moyen de n'en pas profiter! J'ai donc changé ma marche, et sur le champ j'ai pris poste. Ici nous avons pensé être perdus tous deux: la petite fille, tout effarouchée, a voulu crier de bonne foi; heureusement sa voix s'est éteinte dans les pleurs. Elle s'était jetée aussi au cordon de sa sonnette, mais mon adresse a retenu son bras а temps.

" Que voulez-vous faire (lui ai-je dit alors), vous perdre pour toujours? Qu'on vienne, et que m'importe? а qui persuaderez-vous que je ne sois pas ici de votre aveu? Quel autre que vous m'aura fourni le moyen de m'y introduire? et cette clef que je tiens de vous, que je n'ai pu avoir que par vous, vous chargerez-vous d'en indiquer l'usage? " Cette courte harangue n'a calmé ni la douleur, ni la colère, mais elle a amené la soumission. Je ne sais si j'avais le ton de l'éloquence; au moins est-il vrai que je n'en avais pas le geste. Une main occupée pour la force, l'autre pour l'amour, quel Orateur pourrait prétendre а la grâce en pareille situation? Si vous vous la peignez bien, vous conviendrez qu'au moins elle était favorable а l'attaque: mais moi, je n'entends rien а rien, et comme vous dites, la femme la plus simple, une pensionnaire, me mène comme un enfant.

Celle-ci, tout en se désolant, sentait qu'il fallait prendre un parti, et entrer en composition. Les prières me trouvant inexorable, il a fallu passer aux offres. Vous croyez que j'ai vendu bien cher ce poste important: non, j'ai tout promis pour un baiser. Il est vrai que, le baiser pris, je n'ai pas tenu ma promesse: mais j'avais de bonnes raisons. Etions-nous convenus qu'il serait pris ou donné? A force de marchander, nous sommes tombés d'accord pour un second, et celui-lа, il était dit qu'il serait reçu. Alors ayant guidé ses bras timides autour de mon corps, et la pressant de l'un des miens plus amoureusement, le doux baiser a été reçu en effet; mais bien, mais parfaitement reçu: tellement enfin que l'Amour n'aurait pas pu mieux faire.

Tant de bonne foi méritait récompense, aussi ai-je aussitôt accordé la demande. La main s'est retirée; mais je ne sais par quel hasard je me suis trouvé moi-même а sa place. Vous me supposez lа bien empressé, bien actif, n'est-il pas vrai? point du tout. J'ai pris goût aux lenteurs, vous dis-je. Une fois sûr d'arriver, pourquoi tant presser le voyage?

Sérieusement, j'étais bien aise d'observer une fois la puissance de l'occasion, et je la trouvais ici dénuée de tout secours étranger. Elle avait pourtant а combattre l'amour, et l'amour soutenu par la pudeur ou la honte, et fortifié surtout par l'humeur que j'avais donnée, et dont on avait beaucoup pris. L'occasion était seule; mais elle était lа, toujours offerte, toujours présente, et l'Amour était absent.

Pour assurer mes observations, j'avais la malice de n'employer de force que ce qu'on en pouvait combattre. Seulement si ma charmante ennemie, abusant de ma facilité, se trouvait prête а m'échapper, je la contenais par cette même crainte, dont j'avais déjа éprouvé les heureux effets. Hé bien! sans autre soin, la tendre amoureuse, oubliant ses serments, a cédé d'abord et fini par consentir: non pas qu'après ce premier moment les reproches et les larmes ne soient revenus de concert; j'ignore s'ils étaient vrais ou feints: mais, comme il arrive toujours, ils ont cessé, dès que je me suis occupé а y donner lieu de nouveau. Enfin, de faiblesse en reproche, et de reproche en faiblesse, nous ne nous sommes séparés que satisfaits l'un de l'autre, et également d'accord pour le rendez-vous de ce soir.

Je ne me suis retiré chez moi qu'au point du jour, et j'étais rendu de fatigue et de sommeil: cependant j'ai sacrifié l'un et l'autre au désir de me trouver ce matin au déjeuner: j'aime, de passion, les mines de lendemain. Vous n'avez pas d'idée de celle-ci. C'était un embarras dans le maintien! une difficulté dans la marche! des yeux toujours baissés, et si gros et si battus! Cette figure si ronde s'était tant allongée! rien n'était si plaisant. Et pour la première fois, sa mère, alarmée de ce changement extrême, lui témoignait un intérêt assez tendre! et la Présidente aussi, qui s'empressait autour d'elle! Oh! pour ces soins-lа ils ne sont que prêtés; un jour viendra où on pourra les lui rendre, et ce jour n'est pas loin. Adieu, ma belle amie.

Du Château de ..., ce 1er octobre 17
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